Ce pouvait être un quart d'heure avant les premiers accords du prélude de Faust. L'opéra représentait pour Licario un rite réclamé par ses pores. De l'inquiétude traîtresse de la cravate dans la glace à l'étirement du sorbet de minuit, il sentait chaque portion du temps qui confluait dans l'opéra comme une grande peau où il pouvait entrer ou sur laquelle il pouvait tirer pour capturer, dans sa flasqueté, quelques nouveaux jeux visuels de cône cristallin. Les mains qui semblaient brûler devant le guichet comme à la tribune des Gracques ; les queues constituées et rompues comme pour un exorcisme à l'épaisse psalmodie, et le siège qui reste vacant à côté de nous tandis qu'on dessine le visage de Charmide et l'Eros communicatif de Phèdre, institué avec notre dernier ami en date. A mesure que le parterre se remplissait, le silence donnait des ordres aux fougères et aux lichens de ce monde archétypique désireux de s'offrir, d'être respiré. Ce cosmos rocheux nouvellement découvert avait un sourire d'or marin : matin de valve entrouverte, cheveux frappant les flancs du cheval aidé par un courant de petits cailloux et de stalactites accroupies. Dans les couloirs entraient les maréchaux chamarrés et les médecins aux soucis et aux rides calculés, se quittant à voix très basse comme s'ils gardaient d'insaisissables secrets ; les éventails provisoirement lâchés par des mains très brièvement ironiques battaient la neige tressée des jabots aux boutons de platine à initiales, ils jouaient le rôle d'une lentille mordillée par des souris blanches. Alors Licario s'aperçut que le parterre était complet à l'exception du fauteuil voisin du sien. En lui prit encore une fois son essor, tel un lent tourbillon, une expression qui l'avait déjà occupé à deux occasions, séparées par un temps qu'il ne pouvait plus déterminer. Cette expression : « à côté de soi, à gauche », venait de lui redevenir visible lorsque entra avec une confiance désinvolte, quantité venue arrondir le reste de la pâte homogène en s'y ajoutant sans s'en distinguer, le mélomane qui devait compléter la somme des deux mille têtes pomponnées du parterre. Le rideau allait se lever dans une minute et Licario s'emparait enfin du corps qui avait échappé dans les deux précédentes occasions pour compléter l'expression : « à côté de soi à gauche ». Il le cerna sur-le-champ : un visage rose, mais d'un rose acéré, consciencieusement nerveux ; un thorax insaisissable par la délicatesse volontaire de la respiration, qui semblait absorber l'atmosphère comme font les végétaux, et des jambes libérées du souci de vouloir paraître immobiles, qu'il plaçait de façon à montrer sa maîtrise en un arc de cercle dans le prolongement du fauteuil qu'avec un élégant détachement il s'abstenait d'occuper dans sa totalité. Celui qui semblait descendu de l'éternité pour se placer à la gauche de Licario occupait si parfaitement son siège que Licario ne se sentit même pas frôlé. Licario savourait le portrait instantané, obtenu en un clin d'œil, quand se dressa en son for intérieur une autre phrase au lent tourbillon : tu ne pourrais pas lui adresser la parole à l'entracte.
José Lezama Lima, Paradiso, Points, trad : Didier Coste, P. 637-638.
Je termine aujourd'hui Paradiso (dans un train, parce qu'il le faut), pris par le chaos diffus des quelques deux cents dernières pages pas toujours bien comprises. Peu importe. Je m'échoue sur ce passage très proustien de Licario à l'opéra. Je lis et relis ces deux pages plusieurs fois pendant que je reporte ces lignes à l'écran et ne parviens pas à m'en détacher. C'est devant ce genre de livre que je me dis qu'il serait utile de pouvoir lire l'espagnol dans le texte. Devant ce genre de livre qu'il me faudra relire, et relire encore. Je suis passé à côté de beaucoup de choses et, c'est étrange, mais je me sens à la fois frustré d'avoir traversé une lecture incomplète et soulagé de n'avoir pas épuisé Paradiso en une seule fois. Soulagé, oui.