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Dean Acheson, qui représenta le State Department à la conférence de Bretton Woods, note dans ses mémoires que la gestation de celle-ci fut "à peu près deux fois plus longue que celle des éléphants". C'est dès 1941, en effet, que John Maynard Keynes pour le Royaume-Uni et Harry Dexter White pour les Etats-Unis avaient entrepris de tracer les contours de l'architecture monétaire et financière sur laquelle 44 pays s'entendirent en juillet 1944. La longévité de ces accords n'a, elle non plus, rien eu à envier à celle des pachydermes : si le régime de changes fixes s'écroula en 1972, les institutions créées à Bretton Woods, Fonds monétaire et Banque mondiale, fonctionnent toujours.
Rien de tel n'a précédé le prochain sommet du G20, au contraire. Il a été convoqué dans l'urgence, sans agenda bien défini ; il n'y a pas de consensus sur l'analyse de la crise ; les Etats-Unis sont en transition entre deux administrations ; et le sommet du 15 novembre innove avec la participation (bienvenue) de pays comme l'Arabie saoudite, la Chine ou l'Inde, qui ne sont pas accoutumés à la coordination internationale.
Dans ces conditions, que peut-on espérer ? Pas grand-chose sur la question la plus pressante, celle de la récession. Il serait logique qu'elle soit au menu des discussions, car l'onde de choc de la tourmente financière ravage aujourd'hui toute la planète. La Chine vient d'ailleurs d'annoncer un plan de stimulation budgétaire. Mais les Européens restent (pour l'heure, du moins) divisés sur ce sujet, et Barack Obama, qui a annoncé un programme de relance, ne sera pas présent. C'est plus tard, au début 2009, que se nouera peut-être la discussion sur les priorités économiques immédiates.
C'est en fait largement à la régulation financière que la réunion sera consacrée. En ce domaine, les Européens ont fixé leurs objectifs. Ils veulent d'abord colmater les failles du système réglementaire en étendant la supervision à tous les acteurs et à tous les territoires, réviser les normes pour éviter d'inciter à l'excès de risque, et coordonner les régulateurs nationaux. Ici, l'urgence n'est pas économique : il n'est pas besoin, actuellement, de réfréner l'appétit pour le risque, il faudrait plutôt le promouvoir. Elle est politique : les partisans d'une régulation plus serrée veulent imposer leurs vues avant que ne se reconstitue l'alliance de fer entre complaisance intellectuelle et protection d'intérêts constitués qui, toutes ces dernières années, les a empêchés d'agir. Face à une administration américaine désavouée, les Français et les Allemands, qui ont tour à tour vainement tenté d'obtenir une surveillance des hedge funds et des places offshore, pensent que leur heure est venue.
Parallèlement au débat sur l'extension de la régulation financière se pose celui, sans doute plus important, de ses modalités. Par-delà les incitations malsaines et les indulgences coupables, prévenir les emballements requiert, comme le disait un ancien président de la Fed, de "retirer les boissons alcoolisées au moment où les convives commencent à se sentir bien". Cela peut se faire en augmentant les taux d'intérêt, avec cependant l'inconvénient de freiner la croissance de manière indiscriminée, ou bien en durcissant les normes qui régissent la prise de risque par les banques et les autres acteurs de la finance. Le système actuel a, de ce point de vue, spectaculairement dysfonctionné, puisqu'il a poussé à l'aventure dans la phase ascendante de la bulle et entretient maintenant les comportements timorés. C'est pourquoi il doit être réformé. Le sujet, très technique, n'est évidemment pas du niveau des chefs d'Etat ; c'est à eux, en revanche de donner l'impulsion et de désigner le pilote.
Reste enfin un troisième chantier, plus vaste. L'épargne des ménages américains n'aurait pas pu s'annuler et leur dette doubler entre fin 1999 et fin 2007 sans le financement du reste du monde. Pis, alors que la libéralisation des flux de capitaux aurait, en bonne logique, dû permettre de financer l'investissement des pays pauvres par l'épargne des pays riches, le revenu moyen par tête des pays exportateurs de capitaux a, ces dernières années, été inférieur à celui des pays importateurs. Or on a laissé perdurer cette situation. Le FMI, dont la mission est de garantir la stabilité économique et financière internationale, a bien exprimé des doutes, et il a essayé d'organiser une concertation internationale sur les déséquilibres mondiaux. Mais il n'est parvenu à rien. Les Européens se sont alarmés, sans plus d'effet. L'administration américaine et la banque centrale ont expliqué à la cantonade qu'il ne fallait pas les juger à l'aune de modèles dépassés et ont refusé que le FMI procède, comme dans presque tous les autres pays du monde, à une évaluation de leur système financier.
C'est là que la référence à Bretton Woods prend tout son sens. Si un nouvel ordre monétaire a pu être construit en 1944, c'est parce que la dépression et la guerre avaient convaincu les parties prenantes, Etats-Unis et Royaume-Uni en tête, que la stabilité économique était un bien commun dont la préservation pouvait exiger des sacrifices.
La question posée aux dirigeants du G20 est de savoir s'ils concluent de la crise que la stabilité financière est, aujourd'hui, un bien commun dont la préservation peut exiger des sacrifices. C'est évidemment une question très politique.
Jean Pisani-Ferry, est économiste et directeur de Bruegel, centre de recherche et de débat sur les politiques économiques en Europe