Instants d’éternité
Le 3 novembre 1857, dans la moiteur de Kyushu, l’île méridionale de l’archipel, Shimazu Nariakira, le puissant et ultime Daimyô du fief de Satsuma est immortalisé par le tout-premier daguerréotype réalisé au Japon, au terme de neuf années de recherche. D’autres viendront après lui, figés pour l’éternité en ces temps pourtant troublés par les révoltes de la restauration Meiji, qui marquera la fin du règne sans partage des guerriers nippons. Claude Estèbe, spécialiste de l’iconographie historique, a compilé dans cette émouvante galerie de portraits les visages de ces « derniers samouraïs », comme autant d’instants d’éternité.
Eclairées par les textes de Didier du Castel, et sobrement sublimées par la mise en page de François Daudier, l’auteur a rassemblé dans son ouvrage des dizaines de photographies tout droit sorties d’un autre temps, au confluent des paradoxes qui marquent cette période fascinante de l’ère Edo finissante. Au fil des pages, les portraits austères côtoient les mises en scène compassées, et les clichés les plus singuliers, telle cette pose de Kukuzawa Yukichi, attaché à la mission diplomatique nippone envoyée à San Francisco en 1860, aux côtés d’une jeune américaine, fille du photographe William Shew.
Tandis que le Japon s’ouvre aux mœurs occidentales, et s’achemine à marche forcée vers la modernité, la mode est aux élégantes tenues victoriennes ou aux uniformes militaires, symboles d’ascension sociale et d’ouverture au monde. Pour autant, le sabre continue bien souvent de pointer sous les vestons, et le chignon se dissimule sous la bedaine prospère du chapeau-melon. Loin de ce qu’ils considèrent comme une intolérable soumission frivole, d’autres modèles, toujours vêtus de sombres hakamas et de keikogi frappés des armes de leur clan, se plaisent à fixer l’objectif d’un air martial et redoutable, comme s’ils voulaient défier l’inexorable fuite en avant impériale, à la recherche du temps perdu. Et puis il y a le romantique, encore engoncé dans son armure anachronique, photographié par le lieutenant français Le Bas, qui retouchera son œuvre à l’encre de Chine, comme le voulait l’usage d’alors. Les clichés sont ainsi retouchés, et parfois recolorisés, telle cette pièce, l’une des plus emblématiques, représentant le juvénile empereur Meiji, posant en général du Second Empire, le regard empreint d’une inébranlable détermination.
Regard. C’est sans doute dans ce mot qu’est contenue toute la bouleversante intensité de la recherche de Claude Estèbe. Car sous ces oripeaux, traditionnels ou fantaisistes, c’est toute une éducation qui transparaît, une maîtrise de soi farouche, enseignée à ces guerriers dès l’enfance, et qui émane de tous ces yeux implacables. Cette culture incarne encore aujourd’hui une certaine vérité sur la civilisation japonaise, au-delà des artifices et des extravagances vestimentaires auxquels d’autres voudraient la résumer. Et c’est pourquoi le portrait de ces « derniers samouraïs », à plus d’un siècle de distance, n’a rien perdu de son actualité. Paru aux éditions Marval, le livre semble avoir épuisé son premier tirage. Il ne reste donc plus qu’à souhaiter une réédition prochaine de ce témoignage unique – et photographique – d’un Japon qui n’est peut-être pas si révolu.
Ujisato
Réagissez à cet article sur le forum du Clan Takeda, en rejoignant le sujet dédié