Moins comme un long bavardage que comme un récit de rêve d’une ampleur démesurée, tel m’apparaît l’ensemble de mes écrits, considéré à cette distance où ce qu’on a vécu et ce qu’on a imaginé ne sont plus qu’une grisaille si indistincte qu’on en vient presque à se demander si même ce qu’il y avait là de plus réel (de plus physiquement ressenti) a jamais existé.
Attachant essentiellement du prix au jaillissement présent du chant, je manque du goût de relire ce que j’ai publié autrefois ou naguère, et ces pages diverses — visant la plupart à une connaissance de soi que je prétends poursuivre mais qui s’avère illusoire, les fruits de ma quête restant éparpillés dans une foule de morceaux plus ou moins littéraires que le temps me fait oublier alors que ces résultats devraient se rassembler en une formule ou une figure saisissable d’un coup (chimère certaine, car il faudrait que ce portrait, résumé absolu, me montre pris à tous les niveaux sous un angle embrassant les âges différents que j’ai traversés) — j’en laisse le contenu s’engloutir dans les fondrières d’une mémoire inapte par ailleurs à me restituer plus que des bribes de mon passé. Pour un peu, je me dirais que mes années n’ont été que la matière d’une arithmétique follement abstraite (des décennies auxquelles s’ajoutent des décennies) et que tous ces récits, impressions, réflexions ou pures constructions mentales que j’ai couchés sur le papier ne pèsent rien. Pas plus, en tout cas, qu’un songe fait il y a longtemps et qui a perdu toute signification, si tant est qu’il ait vraiment signifié quelque chose à l’époque même où j’étais habité par lui.
Michel Leiris, À cor et à cri, Gallimard, 1988, p. 96-97.
Contribution de Tristan Hordé