Oui, oui, bon… Je l’avoue, j’ai un petit gros faible pour cet opéra de Gounod, malgré des paroles de livret niaises à souhait, qui enfilent les platitudes et les lieux communs poétiques (genre « le ciel est bleu, la mer est calme ») et dont l’histoire, privée de ce qui fait une grande partie de son charme, la langue provençale employée par Mistral dans son poème, se résume finalement à –une fois de plus- le récit des amours contrariées et tragiques qui se brisent sur des obstacles extérieurs, à savoir la société représentée ici par les pères dont l’un méprise l’autre à cause de sa pauvreté. On est assez loin de l’ambiguïté de l’œuvre de Mistral quant à la force des traditions dans cette société rurale, mais on n’est pas loin de Roméo et Juliette, il ne manque même pas dans le personnage de Ourrias le pendant rustique et antipathique du Comte Pâris. Sauf que là, le héros ne meurt pas à la fin. (Du moins, le rideau se ferme-t-il avant qu’il ne décède sur le corps de sa bien-aimée.) Et puis, si cette fin est tragique, elle est, pour le public de l’époque, aussi très morale : l’héroïne meurt pour avoir désobéi à son père, donc pour avoir transgressé les codes de la société du 19ème qui exigent :1) qu’une fille suive les désirs paternels et non les siens propres ; 2) qu’on se marie dans son milieu et pas ailleurs. Le soleil meurtrier du désert de la Crau n’est alors que la représentation d’un châtiment social et comme dans Roméo où les héros subissent la punition de leurs diverses transgressions, le père, à la fin va pleurer amèrement sur le corps de la jeune fille et se reprocher –trop tard- sa stupidité.
J’exagère peut-être en faisant ce parallèle audacieux avec les héros de Shakespeare. Et pourtant… Ils se suicident et en apparence, Mireille, non. Mais le fait de se balader (si on peut dire) à pied sous un soleil de plomb, sans eau et sans protection, dans un désert de rochers ne relève-t-il pas vaguement d’une forme de suicide ? Certes, c’est pour exaucer un vœu fait à son bien-aimé. Il n’en reste pas moins possible que derrière la réalisation de ce vœu se cache peut-être le désir de mourir pour sauver Vincent. Après tout, rien dans ce vœu ne l’empêchait de faire son trajet la nuit, ou de prendre un chapeau, ou d’emporter de quoi ne pas mourir de soif. (C’est le prosaïque pur et dur qui parle.)
Je vous vois venir, avec vos gros sabots : vous allez me dire : mais dans ce cas, on est dans le domaine du sacrifice, quasiment du martyre et il n’est plus question de se soucier des détails matériels et encore moins d’évoquer la notion de suicide. D’accord ; mais enfin, le résultat est le même. Et puis, ce qui jette le doute sur cette interprétation, c’est que dans l’opéra, son geste est totalement inutile dans la mesure où la vie de Vincent n’est nullement menacée et elle le sait, la sœur du jeune homme est venue la prévenir qu’il était hors de danger. A quoi sert alors de se lancer sur les chemins de la Crau pour exaucer un vœu qui, finalement, n’aura aucun effet sur celui qu’il est censé guérir ? Tentation du martyre inutile ? On peut peut-être appeler ça suicide… dont les motivations, évidemment, restent fort obscures. L’amour de Roméo et Juliette ne peut se vivre que dans la mort. Pas celui-là, visiblement, puisqu’il y en a qui reste en rade. Et la tentative d’assassinat perpétrée sur Vincent, punie par la mort de Ourrias, l’élément perturbateur, aurait peut-être suffi à faire changer le père de Mireille d’avis… Toujours dans l’opéra, parce que chez Mistral, c’est une autre paire de manches.
L’héroïne de Gounod passe son temps à s’en remettre à Dieu et à implorer son aide mais on serait presque tenté de croire qu’en fait, à cause de cette décision insensée et suicidaire de rejoindre les Saintes Maries de la Mer à pied alors qu’absolument rien ne l’y oblige, pas même ce fichu voeu, elle est frappée par une sorte de punition divine. Pour n’avoir pas su garder l’espoir malgré tout. Elle est sauvée à la fin, me direz-vous ; le choral final l’atteste. Certes. Mais heureusement pour elle, elle meurt dans l’églises des Saintes, au moment de la procession : peut-être a-t-il fallu l’intercession des Saintes Maries pour la sauver. Dans ce cas-là, c’est un sauvetage in extremis… Finalement, à y regarder de plus près, la foi pure et absolue de Mireille (assaisonnée par les librettistes) qui fait d’elle une héroïne très chrétienne mérite peut-être un petit bémol…
Il est à noter toutefois que dans le poème de Mistral, religion catholique et très anciennes superstitions sont étroitement mêlées et ça ouvre des perspectives bien plus intéressantes pour comprendre l’histoire et les personnages. De même que le poids du passé et des traditions ancestrales enferme, chez Mistral, les êtres dans un comportement qui devient alors, eu égard à ces conventions, beaucoup plus compréhensible, ne se limite pas à une sorte de lutte des classes et ne transforme pas l’héroïne en une sorte d’illuminée délirante –ce que l’opéra a tendance à montrer, et qui réduit bien évidemment la portée et le sens de l’œuvre.
Tout ça pour dire qu’en élaguant grandement le poème de Mistral, les librettistes ont donné au personnage central une certaine incohérence et une vision assez fausse du rapport entre les gens dans la société provençale du 19ème, car ils en ont ôté des éléments essentiels –notamment tout ce qui touche à l’étroite interaction entre le surnaturel et la réalité quotidienne, les deux étant présentés comme les deux aspects de la même chose. Mais je sens que vous allez me traiter de raisonneur matérialiste et d’emmerdeur. D’abord, adapter une œuvre littéraire pour l’opéra n’est pas une tâche facile et il faut se plier à un certain nombre d’obligations très contraignantes. (On peut peut-être essayer de… Bon, j’arrête.) Ensuite, quand on est « porté(e) par l’amour », toutes les incohérences prennent un sens et on se f… des traditions. Oui, admettons… Et puis, il y a la musique, Dieu merci. Elle fait tout oublier.
Argument – Acte I – Mas des Micocoules, l’enclos des mûriers, le matin de la Saint-Jean. Nous sommes au milieu du 19ème siècle, dans le pays d’Arles. Les magnanarelles cueillent en chantant les feuilles destinées aux vers à soie. Arrive Taven, vieille gitane qui loge dans les rochers et qui passe pour une sorcière ; on se moque de ses radotages et tandis que Clémence, l’une des magnanarelles, affirme bien haut qu’elle aspire à un riche mariage, arrive Mireille, la fille du propriétaire. Son credo est l’inverse de celui de Clémence : peu importe la richesse de son futur prétendant, sa beauté. Le plus important pour elle est l’amour qu’il lui porte. Ses compagnes la taquinent ; elles savent que Mireille a déjà fait son choix : l’élu de son cœur, c’est Vincent, un vannier, à qui elle a donné un baiser. Les jeunes filles s’en vont et Taven, restée avec la jeune fille, lui fait part de ses pressentiments et lui promet son aide. Puis elle s’en va au moment où Vincent arrive.
A cours du duo qui s’ensuit, Mireille arrive à le faire avouer qu’il l’aime et ne reste pas insensible au charme du jeune homme. Mais ils doivent se séparer. Ils se donnent rendez-vous dans l’église des Saintes Maries de la Mer si un malheur arrivait. Les magnanarelles reprennent au loin leur chant.
Acte II – Devant les arènes d’Arles, l’après-midi du même jour. Jeunes gens et jeunes filles dansent la farandole en attendant les courses. Mireille et Vincent arrivent et tout le monde leur fait fête. Ils répondent en chantant tour à tour « la chanson de Magali ». On annonce que les courses vont commencer et la farandole reprend. Taven prend Mireille à part et lui dit qu’elle a vu trois hommes se disputer entre eux la main de la jeune fille. Demeurée seule, Mireille se redit à elle-même que rien ne pourra la faire changer. « Trahir Vincent… »
Ourrias, dompteur de taureaux, arrive et la retient avec des compliments pleins de fatuité ; il tente de lui faire comprendre tout l’honneur qu’il lui fait en s’inclinant devant elle. Mireille l’écoute poliment puis le renvoie en lui donnant un conseil : « Croyez-moi, pour qu’on vous aime, ne dites jamais : je veux ! »
Entrent Ramon et Ambroise, pères respectifs de Mireille et Vincent. Ambroise parle de son fils et de ses folles amours. Ambroise lui conseil d’user d’un remède très efficace : le bâton. Alors qu’Ambroise se récrie, Ramon lui rappelle les prérogatives du père de famille, capable de la plus grande bonté mais ayant une autorité absolue sur tous les membres de la famille et qui, jadis, avait même le droit de vie et de mort. C’est alors que Mireille intervient : que son père la tue, puisqu’elle aime Vincent. Ramon est consterné, il maudit d’abord sa fille, puis lui ordonne de rester ; sourd aux supplications de Mireille, il tourne sa fureur sur Ambroise et Vincent et la scène s’achève dans la confusion générale.
Acte III – premier tableau – Le Val d’Enfer, le soir. Ourrias traverse avec ses amis cet endroit habité par les farfadets et les lutins. Il veut acheter un breuvage magique à Taven et provoque ainsi les moqueries de ses amis. Resté seul avec sa rage et sa jalousie, Ourrias voit venir Vincent, qu’il raille d’abord, puis insulte. Le jeune homme tente en vain de le calmer. Ourrias le frappe avec son trident et le laisse pour mort. Taven entend un cri, aperçoit Ourrias qui s’enfuit et recueille Vincent évanoui, non sans avoir maudit son assaillant. « Sois maudit, Ourrias, trois fois maudit ! »
Deuxième tableau : Le pont de Trinquetaille, plus tard. Ourrias, en proie au remords, a couru comme un fou jusqu’au Rhône. Il se calme, constate qu’il est seul et appelle le passeur. Des voix gémissent, il croit voir des spectres à la surface des eaux, des femmes notamment : « Nous sommes les folles d’amour, les pauvres filles délaissées, que la mort sans retour, au vieux Rhône a fiancées… Nous sommes les folles d’amour… » Le passeur surgit enfin. Ourrias monte dans la barque qui s’éloigne sur le fleuve. L’eau se gonfle, la barque s’arrête et s’abîme dans les flots tandis que le passeur lui rappelle son geste criminel. Ourrias est damné.
Acte IV – Premier tableau – Mas des Micocoules, très tard le soir. Les moissonneurs fêtent la Saint-Jean mais Ramon est sombre ; il sait que son refus d’accorder la main de Mireille à Vincent a brisé le cœur de sa fille et a mis fin du même coup à ses rêves d’une vieillesse heureuse. On entend Mireille chanter la chanson de Magali. Un berger passe, elle envie son insouciance. Soudain, Vincenette, la sœur de Vincent, parait : elle lui apprend que Vincent a été blessé par Ourrias mais qu’il est vivant et soigné par Taven. Mireille décide d’aller aux Saintes Maries de la Mer pour conjurer le malheur.
Deuxième tableau : Le désert de la Crau – Le soleil est déjà haut. Mireille, qui marche depuis l’aube, rassemble ses forces ; prise de vertige, éblouie par le soleil, elle a la vision de Jérusalem et du Saint-Sépulcre. Est-ce enfin l’église des Saintes ? Elle s’évanouit mais le son d’un pipeau de berger la ranime. Dans un ultime effort, elle se relève, reprend sa marche et disparaît en chantant.
(Cette « scène de la Crau » comme on l’appelle est un des airs les plus difficiles de l’œuvre -qui n’en manque d’ailleurs pas- pour la cantatrice qui tient le rôle de Mireille. Nombre de chanteuses, et pas des moindres, s’y sont cassé les dents. Il exige une force et une virtuosité vocale peu communes, notamment à la fin : non seulement, il faut arriver à « passer » le contre-ut qui termine l’air mais il faut le tenir assez longtemps pour que la sortie de scène de Mireille soit parfaite. Autant dire qu’il y a parfois de ces « couacs »…)
Acte V – La chapelle haute des Saintes Maries. Il est midi, les pèlerins chantent une action de grâce. Vincent parait ; il cherche Mireille et ne la voyant pas, implore le ciel de la protéger. Elle arrive, exténuée, se jette dans ses bras et s’évanouit. Son père accourt avec Vincenette pour pardonner, mais il est trop tard : Mireille, illuminée, semble renaître à la vie ; c’est cependant pour mieux mourir à l’appel d’une voix céleste. La conclusion de l’histoire est laissée au chœur.
Vidéo 1 : Air de Mireille de l’acte II « Trahir Vincent… » par Carla Rutili. Le son est mauvais, mais quelle voix !
Vidéo 2 : « La scène de la Crau » Acte IV – Ermonela Jaho - Toulon 2007