Je reviens sur l’excellent article écrit par Yves Cadiou et les non moins excellents commentaires qu’il a suscités. J’y reviens, car la problématique abordée, le lien armée-nation et, soyons francs, la crainte de le voir se distendre, est l’un des thèmes qui ont peu ou prou présidé à la création de ce blog. Depuis, il faut le reconnaître car c’est une bonne nouvelle, le pessimisme de votre serviteur sur ce point s’est, sinon complètement envolé, du moins estompé.
Le sujet est d’ailleurs si vaste qu’il faudra probablement y consacrer plusieurs billets. Pour cette fois, je m’attarde sur ce qui me semble avoir été l’évolution du lien armée-nation depuis 1945 jusqu’à nos jours. Pensées partielles, voire partiales, et donc discutables, bien sur, mais qui me paraissent expliquer dans une certaine mesure comment nous en sommes arrivés à la situation actuelle.
NOUS REVENONS DE LOIN !
Il peut sembler difficile d’imaginer, pour la jeune génération à laquelle j’appartiens encore un peu, à quel point l’image de l’armée, et plus précisément sa perception par une certaine frange influente du public, a été longtemps et profondément négative. Pour bien en prendre la mesure, un rapide retour sur l’histoire récente s’impose.
Immédiatement au sortir de la Seconde Guerre mondiale, un événement où notre pays, à l’exception de quelques glorieuses individualités, ne s’est pas spécialement illustré, la France s’est trouvée engagée dans des guerres qui, c’est le moins que l’on puisse dire, n’étaient pas populaires. L’Indochine fut une intervention qui commença dans l’indifférence avant d’évoluer vers une lasse hostilité soigneusement entretenue, notamment, par le fait que le PCF de l’époque, qui représentait de 25 à 30% des suffrages, soutenait ouvertement les insurgés Vietminh. Imaginons un instant seulement, et toutes proportions gardées, presque un tiers de l’opinion publique d’aujourd’hui, et pas la moins active, prenant fait et cause (et cela allait, à l’époque de l’Indochine, des trains de blessés conspués par la foule jusqu’au sabotage des fournitures de guerre essentielles livrées aux troupes) pour les taliban et autres ennemis qui combattent nos soldats en Afghanistan…
La guerre d’Algérie fut pire encore en ce qu’elle amena la Nation au bord de la guerre civile en portant les tensions entre le pouvoir politique et les militaires (notamment professionnels) presque jusqu’au point de rupture : les combattants, souvent rescapés d’Indochine, mirent en pratique leurs enseignements sur la guerre révolutionnaire jusqu’à vaincre militairement une guérilla dont le projet ultime, l’indépendance algérienne, était de toute façon considéré comme inévitable, et acté longtemps avant la fin des combats, par le politique. Ainsi, la victoire sur le terrain, acquise à grand prix, était de toute façon, sinon inutile, du moins secondaire dans la mesure où, in fine, les revendications ennemies seraient de toute façon satisfaites. Le hiatus qui en sortit fut dévastateur et il fallut toute l’autorité, pour ne pas dire l’autoritarisme, du général de Gaulle pour remettre l’armée au pas : des « soldats perdus » s’abîmèrent dans la rancœur jusqu’à l’irréparable, des épaulettes furent déchirées, des unités dissoutes avant que l’indispensable équilibre entre les Institutions ne reviennent[i]. Néanmoins, dans l’esprit de certains citoyens de toutes obédiences politiques s’installa l’idée que l’armée était travaillée par des tendances séditieuses, putschistes, antidémocratiques, sans même parler du traumatisme causé par la connaissance des exactions perpétrées durant la guerre (torture, etc.).
Puis advint Mai 68. Les « événements » en eux-mêmes sont anodins et l’Histoire, une fois que se seront tues les élucubrations fantasmées « d’anciens combattants » à la langue bien pendue, les remettra à leur juste et modeste place. Les conséquences, en revanche, ne furent pas négligeables tant elles influent encore aujourd’hui sur certaines de nos perceptions. Deux tendances peu propices à l’harmonie du lien armée-nation surgirent alors : la première, immédiate, rassembla les bataillons des idiots utiles de l’internationalisme révolutionnaire qui, sous prétexte de désarmement et de paix dans le monde, se faisaient les complices objectifs de régimes moins à cheval qu’eux sur les grands principes pacifistes. Ce gauchisme là, simpliste et manichéen, pour qui l’existence même des armées est la cause des guerres, un peu comme si fermer les hôpitaux permettait d’éradiquer les maladies[ii], a et aura toujours de beaux restes. Tant qu’il reste confiné à une frange réduite et non violente de la population, il est aussi regrettable que tolérable et bénin.
Plus insidieux, mais aussi finalement plus profond, a émergé du bouillonnement idéologique de ces années-là des comportements, des attitudes personnelles et sociales, des pratiques éducatives et des convenances intellectuelles mais aussi morales qui s’accommodent fort mal avec la philosophie militaire, avec les exigences de la vie militaire, avec l’exigence même qu’il existât une institution militaire puissante à qui l’ensemble du corps social devait des sacrifices.
Plutôt que d’un antimilitarisme, il faut sans doute ici parler d’un « amilitarisme » : non d’une hostilité, mais d’une indifférence plus ou moins profonde et bienveillante au gré des événements.
Cette tendance, fruit d’un certain individualisme égoïste mettant l’accent sur l’accomplissement individuel au détriment de sa dimension collective, mais aussi d’un refus libertaire des contraintes propres au métier des armes, se trouve encore renforcée par l’ignorance des réalités stratégiques et les carences d’éducation en matière d’histoire militaire. Car, parallèlement, s’est mise en place une habile campagne de culpabilisation généralisée du monde occidental, de la France en particulier, dont l’histoire se résumerait en fait à une longue succession d’infamies qu’il nous faut désormais, et probablement pour l’éternité, expier au minimum en marchant tête basse, en tout cas en cessant instamment de considérer notre passé commun comme glorieux. L’Armée ayant naturellement été en première ligne de ces convulsions historiques, toute sympathie pour l’institution autre qu’instinctive et passagère vaut excommunication par certaines autorités intellectuelles. De même, l’intérêt pour les symboles anciens qui forgent une identité commune est soit ridiculisé, soit manipulé au premier degré par des politiques peu regardants et, dans tous les cas, peu intéressés par l’approfondissement des valeurs qu’ils proclament sur les tréteaux pour mieux les oublier sitôt les caméras éteintes.
Cette attention passagère, quoique non ouvertement hostile, couplée à une culpabilisation exacerbée a connu son « heure de gloire » à l’aune du nouveau contexte international qui a immédiatement suivi la chute de l’Union Soviétique. L’illusion d’une paix éternelle fondée sur la suprématie prochaine de l’idéal démocratique s’installa insidieusement dans des opinions publiques favorablement préparées à accepter ce mensonge. Alors, certes, des peuplades continueraient à se faire la guerre, mais la grande, la vraie, allait disparaître. A la lumière de ceci, il fallait à la fois dégager les civils de l’inutile et pesante conscription (nous reviendrons une autre fois sur les effets de la professionnalisation sur le raffermissement, ou pas, du lien armée-nation), et consacrer une fraction non négligeable de nos forces restantes à faire entendre raison aux groupes humains encore belliqueux. D’où les opérations de maintien de la paix sous couvert du concept d’ingérence humanitaire. D’où, aussi, la formation de vastes coalitions de soldats démocrates chargées de châtier les dictateurs les plus ouvertement remuants.
Au regard du lien armée-nation, cette posture nouvelle de nos armées, qui ne faisaient plus la guerre (une occupation, n'est-ce pas, horrible et décadente…), mais œuvraient pour la paix fut ressentie d’autant plus favorablement par l’opinion que ces opérations étaient très modérément mortifères, satisfaisantes sur le plan moral, et peu gourmandes en sacrifice de la part de l’arrière. Le fait que des règles d’engagement souvent ubuesques viennent brider l’action de nos hommes, voire les mettent purement et simplement en danger, demeurait de toute façon largement inconnus du grand public. De même, d’ailleurs, qu’une éducation stratégique minimale qui, mieux répandue, aurait pourtant averti nos populations que cette « fin de l’histoire » n’était en fait qu’une brève respiration avant le lancement d’une nouvelle compétition, forcément rugueuse par moment, des Puissances.
L’engagement français en Afghanistan, quoi qu’on en pense par ailleurs sur le fond, est en train de changer tout cela en remettant la guerre éternelle, sale, cruelle, sanglante, fatigante et couteuse, à l’ordre du jour. Lorsqu’on veut imposer une paix qui nous agrée à des adversaires déterminés à nous dénier cette volonté, il faut faire la guerre et en supporter le poids. Cette évidence, aussi vieille que l’homme lui-même, s’impose en ce moment avec toute sa brutale sincérité à nos sociétés…
Alors, que devient donc le lien armée-nation, dont on a vu qu’il est passé, dans le dernier demi-siècle, par bien des étapes pas toujours agréables pour stagner dernièrement dans une polie mais plutôt bienveillante et parfois distraite attention, face à ce retour de la guerre dans nos foyers ?
Mon opinion, mon sentiment, est que les citoyens encaissent plutôt mieux la chose que leurs décideurs, à quelques exceptions près pour ces derniers.
Est-ce le changement de génération ? La lassitude engendrée par les mises en demeure mémorielles incessantes ? Le retour à des valeurs plus solides que la simple envie de jouir du moment présent ? Et/ou le traumatisme de la vision du 11 septembre, de ce massacre télévisuel interminable, de ce carnage biblique d’innocents diffusé en « direct live » qui nous a endurcis ? Toujours est-il que l’opinion publique française me semble avoir acquis une capacité à endurer et, plus déterminant encore, à vouloir rendre les coups plus importante qu’on ne le suppose parfois.
La vraie faiblesse, de mon point de vue, vient plutôt de certains décideurs politiques mal formés, surpris voire dépassés par les événements, qui improvisent et réagissent au lieu d’anticiper. Bref, qui oublient de prévoir, de constituer les forces qu’ils souhaitent mettre en œuvre pour générer les effets qu’ils souhaitent obtenir, qui oublient même de correctement définir leurs buts à la guerre.
Pour conclure, j’en reviens à Clausewitz : ce que l’on nomme aujourd’hui le lien armée-nation, c’est sans doute finalement le correct fonctionnement de la « merveilleuse trinité » : dans cette mécanique vertueuse où s’entremêle population, armée et gouvernement, il me semble que la population soutient aujourd’hui efficacement son armée dans l’effort qui est le sien. Il me semble aussi que le point faible de cette trinité ce n’est pas l’opinion publique, comme on le croit parfois, mais bien le gouvernement, les autorités politiques qui semblent plus molles, indécises et prêtes à baisser pavillons que les deux autres acteurs.
C’est fâcheux et même inquiétant.
Mais ce n’est que mon sentiment…
Note : à lire aussi, plus ou moins sur le même thème, le billet de Gabriel Bendayan sur son blog.[i] Avec, tout de même, une pointe aigre douce. Chacun connait l’échange, peut-être apocryphe, entre De Gaulle et Massu : l’homme du 18 juin lance au célèbre parachutiste « Alors Massu, toujours aussi con ? », ce à quoi l’autre rétorque sur le champ, « Oui mon général, toujours gaulliste ! ».
[ii] © Von Meisten.