Dans le train, installée par erreur en première classe, comme me
l’apprirent les exclamations d’autres égarés (les fauteuils fatigués ne
ressemblant pas vraiment à l’image qu’on se fait du confort), je
feuilletais Auprès de moi toujours, de moins en moins
vite. J’en achevais la relecture quelques jours plus tard, chez moi,
prise à la gorge dès le début de la troisième partie par la même
tristesse qu’il y a quelques mois.
M’apparurent plus nettement dans les chapitres sur Hailsham, l’école
utopique où étudient les personnages principaux, l’angoisse insidieuse
liée à cette vie dépourvue de toute intimité, l’obsession des héros de
discuter dans des lieux hors de vue des autres élèves qui pourraient
mal interpréter leurs attitudes, la rêverie de Kathy recherchant des
minutes durant des angles de vue où Hailsham semble vide, afin qu’elle
imagine habiter cette demeure avec juste cinq ou six autres filles.
M’apparut encore la dégradation progressive des lieux dans lesquels
sont hébergés les héros, toujours mal chauffés, mal agencés, en ruines,
les parcs alentour envahis par les herbes folles, et toujours l’horreur
de cette vie collective, au sein de laquelle tout rêve semble étriqué
ou présomptueux. J’y ai lu plus nettement la mise à l’écart de ces
êtres dans des cités-poubelles abandonnées.
Si j’avais été sensible à première lecture à la dimension
science-fictionnesque de l’œuvre, aux problèmes éthiques qu’elle
posait, je crois que plus que la résignation terrible des « élèves »
c’est la satisfaction complaisante de la dirigeante d’Hailsham qui
m’avait frappée, son refus d’envisager ce qu’il y avait après l’école,
le peu d’ambition qu’elle avait finalement pour « ses » élèves. Et le
caractère économique de son raisonnement, assez inhumain.
Mais à première lecture, il me semble que cette dimension dystopique
avait un peu été éclipsée par la mélancolie du texte ; j’avais été émue
par Kathy rassemblant ses souvenirs comme une nouvelle « collection »
de trésors invisibles, comparable aux collections amassées par les
élèves d’Hailsham ; par cette sensation aiguë de perte qui court au fil
du texte.
Cette fois, c’est encore cette impression qui a dominé ; j’ai lu le
roman plus comme une allégorie de nos vies que comme un roman
dystopique. C’est ainsi que je m’explique ma relative insensibilité au
fait que les élèves ne se révoltent pas : de la même façon qu’Orphée ne
peut PAS ramener Eurydice du monde des morts, parce que jamais personne
n’a pu faire revivre l’être aimé autrement que par divers subterfuges
(l’art, le souvenir, la foi…), il nous est impossible à nous autres
humains d’échapper à la dégradation et à la mort. Et dans la troisième
partie, les centres de Douvres et de Kingsfield me font
irrésistiblement penser à des hospices et les héros (malgré leur âge,
Kathy dit au début qu’elle n’a que 31 ans) à des vieillards affaiblis
et fragiles.
Maintenant, j’ai envie de lire Ishiguro en anglais.