Tombeau de Stefan Zweig (1) : les fantômes de Petropolis

Publié le 07 novembre 2008 par Doespirito @Doespirito

José Luciano est tout fier de me montrer le moteur de son taxi Ford, un FlexPower qui fonctionne alternativement au gaz et à l’essence. Le coût du gaz au km est trois fois moins cher et les Brésiliens ont vite fait le compte : ils sont les principaux utilisateurs de ce type de véhicules au monde. D’ailleurs, à la station service où nous faisons étape, toutes les voitures arrêtées se ravitaillent en méthane. On ne compte plus en litres, mais en mètres cubes de gaz liquéfié, stockés dans des bonbonnes qui encombrent une bonne partie du coffre. Dans cette station service au sud de Rio de Janeiro, du café noir très sucré est offert gratuitement aux clients et il faut demander la clé pour aller aux toilettes. L’ambiance est chaleureuse : on a autant envie de se dégourdir les jambes que de saluer, parler ou sourire, comme tout le monde ici.

Nous taillons la route vers Petropolis, ville impériale située dans la Serra dos Órgãos, à une quarantaine de kilomètres au Nord-Ouest de Rio de Janeiro. En une heure de trajet par une route à deux voies et en sens unique, nous passerons du niveau de la mer à 800 mètres d'altitude, perdant par la même occasion une dizaine de degrés. On comprend tout de suite pourquoi l’empereur du Brésil, Dom Pedro I, a choisi d’y installer un palais d’été. Devenu Musée Impérial, le bâtiment des altesses brésiliennes se visite aujourd’hui avec des sortes de pantoufles sur les pieds, pour ne pas abimer les marbres et les parquets en bois précieux. Le lourd manteau porté par l’Empereur à son couronnement fait penser aux tenues de Napoléon pour son sacre et à celles de Louis XIV sur le tableau de Hyacinthe Rigaud. Sa couronne, conservée sous vitre blindée, pèse ses 2 kilos d’or, sertis de 639 diamants et quelques autres pierres précieuses extraites des filons locaux. Dans une autre vitrine, l’original de la loi proclamant l’abolition de l’esclavage au Brésil, signée avec son stylo à plume d’or en 1888 par une régente Isabelle faisant fi de l’opposition farouche des propriétaires terriens.

Petropolis est aujourd’hui une ville de 300 000 habitants à l’atmosphère provinciale. Le dimanche, un orchestre joue sous le kiosque du jardin public où un petit monsieur promène les enfants dans une curieuse carriole tirée par un bouc. Ici, la lumière et la douceur du climat magnifient les anciennes demeures construites par les nobliaux rameutés par la présence de l’Empereur, qui leur cédait un bout de terrain à bâtir contre leur allégeance et le respect de l’étiquette de la cour.

A deux pas du jardin public, Alberto Santos-Dumont a construit sa curieuse maison ressemblant vaguement à un chalet suisse. Grande comme un mouchoir de poche, on y grimpe par un escalier à demi-marches alternatives pour visiter un petit musée, la douche à eau chaude chauffée à l’alcool, conçue par le maître des lieux et le petit observatoire juché sur le toit minuscule. Les promoteurs du logiciel devraient élever une statue à ce dandy aviateur qui offrait gratuitement les plans de ses avions et abandonnait toutes les licences qui allaient avec. Roland Garros vola sur un de ces avions en kit, nommé Demoiselle. Santos-Dumont connut une popularité phénoménale à Paris, avant la guerre de 14, où il résida trente ans, avant de retourner au Brésil. Entre autres exploits, il franchit en vol, avec son biplan à moteur Antoinette, la distance de 220 mètres en 21 secondes, à la vitesse épatante de 43 km/h, premier record du monde d'aviation. Malade de la sclérose en plaque et dégoûté par l’utilisation militaire de l’aviation, il mit fin à ses jours à l’hôtel de la plage de Guarujà le 23 juillet 1932. C’est le premier fantôme célèbre dont je croise les traces à Petropolis, même si c'est le second qui justifie mon voyage dans la région.

La ville est située sur le Caminho Novo, le chemin nouveau menant vers l’or et les métaux précieux du Minas Gérais (les mines générales), construit par les Bandeirantes, ces pionniers à la machette et au fouet faciles. On parcourait alors le Caminho Novo en vingt à trente jours, soit trois fois moins que l’ancien chemin, qui passait par Paraty. C’est à Petropolis, dans ce décor suranné pour cour d’opérette, que Stefan Zweig vint s’établir en 1941. Fuyant les persécutions nazies et l’effondrement de la civilisation européenne qu’il avait tant admirée et où il puisait l’essentiel de sa fécondité littéraire, nul doute que cet homme déjà taraudé par des angoisses funestes trouva là comme le pâle reflet de la Vienne impériale qui exalta sa jeunesse. Un mince espoir de restaurer la paix de son esprit l’incita à séjourner quelque temps dans la cidade imperial, sous la protection du demi-dictateur Getulio Vargas.