C'était demain là-bas très loin de chez nous. Comme chaque jour le docteur V. fut réveillé par le bruit de ce monde qui marchait sur la tête : "Pourquoi certains gagnent des millions de dollars à jouer avec l'argent alors que ceux qui fabriquent et créent de la valeur ne se contentent que de miettes ? Pourquoi d'autres non pas de scrupules à gâcher des milliers de mètres cube d'eau quand des millions de personnes ne peuvent pas assouvir leur soif ? Pourquoi, dans des sociétés civilisées, le cortège de diverses catastrophes et accidents contribuant à augmenter le Produit intérieur brut, sont des indicateurs de bonne santé d'une nation ?" Les questions cognaient et l'empêchaient de se reposer.
Mais un jour, il continua ses interrogations en se demandant : "Pourquoi le monde est si noir qu'il doit le rester pour tant de monde ? Comment redonner la vue à ses millions de personnes qui n'ont pas les moyens tant de se faire opérer que de s'acheter des lunettes ?" Cette dernière question le perturba tant qu'elle l'obliga à se lever pour solliciter le génie collectif enfermé sur le site www.sionsaitsecouterensembleonestplusintelligent.com.
Après quelques clics, le génie sortit de son océan et dit :
Dr.V étant un bon élève du génie collectif, il s'interrogea sur le prix que ses clients pouvaient mettre dans une opération leur permettant de retrouver la vue. Sa réponse étant éloquente concernant la misère de ses concitoyens : 70 % n'avaient pas les moyens de mettre le moindre roupie dans l'affaire.
Il ne désespéra pas pour autant. Le lendemain, après avoir fait ses ablutions existentielles, il demanda au génie collectif : "Comment rentabiliser une entreprise en vendant du gratuit ?" Il s'avère que parfois le génie collectif manque de conversation. Ce fut le cas ce jour-là. Sa réponse fut lapidaire. Elle ne tint qu'en un mot : "Radiohead".
Après exploration du Net, Dr V. découvrit que Radiohead était un groupe de musique qui, en 2007, avait mis un de ses albums en téléchargement libre sur le Net. Les passionnés de musique pouvaient payer que ceux qu'ils désirent. Les uns donnèrent peu ou rien, d'autres plus, mais la somme récoltée fut satisfaisante. Ce succès commercial est à mettre au crédit de la réputation du groupe et de la confiance en la qualité de leur musique accordée par leurs fans.
Le Dr.V fut séduit par ce système et imagina sans attendre un hôpital où les patients pouvaient payer selon leurs moyens et ne rien payer s'ils n'en avaient aucuns.
Comme Dr. V était décidément très moderne, il formula les données de son modèle économique sur un site intelligent de business plan qui lui répond : "Dans votre désert, vous pouvez tomber sur une oasis si vos médecins pratiquent 10 fois plus d'opérations que la moyenne. " En lisant la phrase, Dr.V pesta. Il n'aimait pas ces machines qui trompaient leur monde en parlant comme des humains. A chaque fois, il avait une fichue envie de rappeler à ces foutus ordinateurs que s'ils avaient de la mémoire, ils n'avaient pas de souvenirs et qu'ils auraient de ce fait toujours une intelligence artificielle.
En revanche, le chiffre ne l'affola pas. Il avait longuement observé la manière dont les médecins effectuaient leurs interventions pour envisager une série d'améliorations techniques et d'organisation permettant d'augmenter le nombre d'opérations par jour. Après avoir passé quelques semaines, à concevoir une nouvelle manière d'opérer les yeux de ses patients, il posa les nouvelles données. L'ordinateur à voie humaine lui répondit : "Félicitations d'avoir délaissé les autoroutes de la pensée, pour les sentiers riches en émotions et découvertes. Il vous faire néanmoins encore quelques efforts pour mettre sur pied une affaire rentable ? "
Il envoya un sourire à la machine. Quand les ordinateurs le félicitaient, il était un peu moins intransigeant. Mais son visage se mit en berne rapidement car il n'avait plus d'idées.
Heureusement, le bon génie collectif, lui vint une nouvelle fois en aide.
Sans attendre, Dr.V ajouta divers services payants après et avant l'opération. Les patients démunis pouvaient se faire opérer gratuitement, mais s'ils voulaient se faire dorloter avant et après l'opération, alors là ils devaient passer à la caisse.
La machine intelligente à business plan lui donna le feu vert. Dr. V put opérer des millions de patients et en mettre plein la vue à une société qui manque trop souvent de lumières.
Fiction ou réalité ?
L'histoire a une ressemblance non fortuite avec des faits ayant existé. Mais, dans un monde où l'on fait plus attention au bruit de l'arbre qui tombe qu'à la forêt qui pousse, elle est passée inaperçue.
Govindappa Venkataswamy, surnommé Dr V., aujourd'hui décédé était un des chirurgiens indiens les plus reconnus. Son histoire est étonnante. Alors qu'il se décide à devenir obstétricien, il est victime à 30 ans d'une crise d'arthrose qui déforme son corps. Il réfléchit à une discipline envisageable avec son infirmité et choisit l'ophtalmologie.
A 55 ans, l'âge de la retraite pour ses confrères, il décide de s'attaquer à la cataracte, une maladie qui, à cause des carences alimentaires et du soleil, frappent des millions d'indiens et les rendent aveugles. Améliorant les techniques opératoires et l'organisation des opérations, il met en place des hôpitaux avec le modèle économique évoqué plus haut : gratuité pour les plus démunis (70 % des patients), services complémentaires payant...
Ces histoires fictives et réelles montrent juste qu'en s'interrogeant différemment, on peut trouver des solutions à des réels problèmes de notre société. Et a contrario, peut-être que si l'on n'en trouve pas, c'est parce qu'on l'examine le monde par le prisme d'une unique composante : l'argent. C'est un peu comme si un médecin prétendait réussir à nous soigner en ne s'intéressant qu'au fonctionnement de nos arpions.
Il n'est pas non plus très étonnant que le modèle économique des entreprises de la nouvelle économie se rapproche de celui du Dr V. La duplication possible de tous les biens numériques pose un nouveau paradigme qui oblige à changer l'angle de prise de vue.