Un second livre est toujours un risque : va-t-il confirmer les promesses du premier ? Est-ce bien une voix, cette voix qui avait retenu, qui continue ? Oui. Trois suites hivernales ici, non-chronologiques (2001-2002, 2004-2005, 2003-2004) mais avec le même souci de distance que dans Le noir du ciel (éd. Empreintes, 2007). Ecrire est dans le temps d’une patience, d’une constance, autant pour ce qui est de l’élaboration du livre (4 ans) que pour sa publication (4 ans). Sur un plan formel, c’est un même choix d’écriture : des poèmes d’un seul souffle (une page) en prose partiellement ponctuée, sans point de fin de phrase. Cela donne des textes en suspension, à la fois séparés et sans ruptures, un peu comme des bandelettes de momie que l’on déroulerait au fil de la lecture.
Je dis momie car c’est bien de mémoire dont il s’agit, et la progression vers l’enjeu du livre explique la rupture chronologique dans la suite des hivers. Mais c’est le même paysage pauvre de moyenne montagne qui est repris, presque obsédant, avec sa nature hostile, enneigée et glacée, avec des fermes vagues dans l’air qui tremble, le bruit des sabots d’un cheval de trait, des bois épais et noirs, une scierie, des lampes pauvres, un volet qui claque comme une menace…. Aucun fantastique dans ces bribes descriptives, mais un très fort sentiment de peur, renforcé par l’éclatement du paysage en détails précis juxtaposés et par l’instabilité qui domine. Dans cette lumière « entre chien et loup », les repères disparaissent, fondent, et les personnages se déplacent dans une sorte d’errance sans but.
« ne cesse d’incliner ses taillis vers l’ombre, le hasard seul les fait retomber sur un carrefour, nous étions là, il faut croire, arrivés comment ? sur cette trajectoire qui mène à la glace soulevée au fond, petite banquise éteinte dans les résineux où tombe la vapeur du soleil, ne vous endormez pas, disparaître est possible, reprenez le tout à l’envers jusqu’à la route, jusqu’au champ en bordure où sont les oies grises à picorer quoi dans la neige, la tôle des machines agricoles sous les bâches »
Le pays cadastré, fixe, balisé, organisé, reste en quelque sorte à l’arrière-plan, inhospitalier parce que déjà occupé : « chaque arbre ici appartient déjà, il y a peu de place, et forcément en dehors des clôtures, dans la périphérie des fumées sur les toits, il leur faudra gagner le large du ciel, ployés sous leur fourniment, jusqu’à cette lumière de janvier répandue, pour avoir une chance de revenir au monde, un peu, malgré tout »
Qui sont ces êtres qui ne font que passer, ces « ils » qui ne sont définis que par leur exil? « ils s’en vont », avec leur « nom serré au fond des poches » et sur leur dos, leur « sac de terre ». Ici se noue l’énigme du livre : quelle est cette « frange du premier pays » dont ils sont « séparés » ? « cette conscience lourde, mais de quoi au juste ? », ce « manque » qui « leur a posé une barre de fonte en travers des épaules » ? On n’aura pas de réponse directe à ces questions, mais reste palpable cette peur qui empêche aussi bien de se conduire (« le sol est-il jamais ferme sous leurs pieds ? ») que de parler. Ce motif du mutisme court dans le livre : « on essaie de parler, une poutre dans la voix », « ils ont perdu la racine de leur voix », « leurs paroles vacillent », leur phrase s’étrangle », « avec un tel brouillard dans la gorge, quel dieu héler, si loin des hommes ? »…
Ce qui fait la force du livre, c’est le tressage extrêmement serré des motifs : hiver / paysage / voix / peur / mort / exil… en même temps que leur variation laisse libre l’interprétation. Dans la première partie, le « ils » indifférencié ferait plutôt pencher vers une interprétation collective : vision sombre (beckettienne ?) de la condition humaine, ou évocation d’un « désastre » historique imposant la fuite et l’exil à tel ou tel peuple. Dans la seconde puis la troisième partie, la figure récurrente de la mère (et dans une moindre mesure du/des père(s) rétrécit l’angle de lecture, sans le fermer. La mère n’est pas idéalisée, elle « trotte sur le carrelage du corridor, ses jours en boule dans les poches du tablier », mais elle est celle qui familiarise le monde environnant. Sa disparition, dans la troisième partie, déclenche l’angoisse, comme si l’enfant se sentait responsable de cette séparation et condamné dès lors à une forme d’errance, ou d’exil : « enfant mauvais, regarde ceci : la mort jette en bas le corps un matin de janvier dans le jour blanc, maintenant on n’en finit plus de tomber, les images s’émiettent, le pays est de plus en plus étroit, comment fouiller la plus lointaine racine dans le champ court de la lampe ? »
C’est admirable de force et de retenue. Les dernières pages du livre ouvrent à nouveau sur un apaisement (un dépassement ?) fragile : « jusqu’à cette tristesse qu’on garde par-devers soi, et on apaise sa faim au fruit pâle de la lampe avant le jour, contre le mur blanc ».
Décidément, mieux vaut « laisser ce qui gît sur le bas-côté de la phrase », mais en fin de lecture, on entend insister cette note de Reverdy : « En chaque vrai poème, il y a toujours un enfant qui pleure. »
Un très beau livre.
Contribution d’Antoine Emaz
Entre chien et loup jetés
Cheyne Editeur, 2008
14,50 €
sur le site de Cheyne éditeur
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