Cet essai de l'auteur de la Maison verte a pour origine une question récurrente de la part des journalistes, une question qui, selon l'écrivain, n'a pas de sens, à savoir si ce qu'il écrit est "vrai".
A cette question il n'y a rien à répondre car il est évident que tous les romans sont mensongers. Ce serait l'insatisfaction face au réel qui pousserait et à écrire et à lire. La réalité est trop pauvre, trop frustrante pour contenter les hommes doués d'un peu d'imagination. Depuis le mot prêté à Flaubert selon lequel " Madame Bovary, c'est moi ! ", chacun sait que si toute œuvre puise dans l'expérience de son auteur, elle est transformée, embellie ou avilie, pour donner naissance à quelque chose de nouveau qui n'a plus rien à voir avec sa ou ses sources. Même l'autobiographie est nécessairement mensongère du simple fait que le passage par les mots introduit de profondes modifications. La vie est une chose, son expression en est une autre.
La fiction est mensonge et, même si Vargas Llosa n'en parle pas, on pourrait faire des mots de Blanche, dans Un tramway nommé Désir de Tennessee Williams, le mot d'ordre de l'écrivain :
" Je veux enjoliver les choses. Je ne dis pas la vérité, je dis ce que devrait être la vérité ! Que je sois damnée si c'est un péché. "
Et pourtant, écrit Vargas Llosa :
" Tout bon roman dit la vérité et tout mauvais roman n'est que tissu de mensonges. "
En effet, si le lecteur ne croit pas en ce qu'on lui raconte, s'il n'est pas pris par l'illusion, alors cela signifie que ce qu'il lit est mauvais. Sans outrepasser le propos de l'auteur, on pourrait dire que même un roman de science fiction n'est bon que tant qu'on est "pris" par l'histoire et que nous croyons aux mondes fantasmagoriques qui nous sont proposés. Le romancier nous fait vivre d'autres vies, ils nous emportent dans d'autres contrées, dans d'autres lieux et comble les frustrations dont nous parlions plus haut, frustrations nécessaires du fait de notre finitude, de notre finitude qui condamne toute vie à être plus ou moins ratée puisqu'on ne peut pas tout. Le roman enrichit la vie de son auteur et de son lecteur. La personne satisfaite, par bêtise ou par vanité, n'a pas besoin des romans dont la fonction est de combler des manques.
" Les hommes ne vivent pas seulement de vérités ; il leur faut aussi dans mensonges [...]. La fiction enrichit leur existence, la complète et, passagèrement, les dédommage de cette tragique condition qui est la nôtre : celle de désirer et de rêver toujours davantage que ce que nous pouvons réellement atteindre. "
Le mensonge est un droit. La littérature n'est pas l'histoire et, parce que l'une est subjectivité et imagination alors que l'autre se veut objective et raisonnable, elle peut ainsi dire ce que l'autre s'interdit de dire. Waterloo dans Les Misérables, c'est aussi Waterloo.
Il n'y a que les régimes totalitaires qui interdisent la libre interprétation des événements, qui obligent la littérature à dire la vérité, leur vérité. Inversement, ils font mentir l'histoire :
" Mais quand un Etat, dans son désir de tout contrôler, de décider de tout, ravit aux êtres humains le droit d'inventer et de créer des mensonges qu'il leur plaît, s'approprie ce droit et l'exerce comme un monopole à travers ses historiens et censeurs, un grand centre névralgique de la vie sociale est aboli. Hommes et femmes souffrent d'une mutilation qui appauvrit leur existence alors même que leurs premières nécessités se trouvent satisfaites. "
Suite à ce prologue, Vargas Llosa chronique trente-six livres, les plus représentatifs, selon lui, de la littérature du vingtième siècle. Vargas Llosa revendique la subjectivité de ses choix. On peut certes regretter l'absence de certains auteurs (Proust, Musil, Kafka, Broch, par exemple), le choix de certains de leurs textes (Dublinois plutôt qu'Ulysse), mais il est indéniable que chacun des livres choisis dit la vérité du siècle par le mensonge et exprime surtout la richesse créative du genre dont certains esprits chagrins annoncent sans arrêt la mort. Les analyses concernent les livres suivants :
Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad (1902)
La mort à Venise de Thomas Mann (1912)
Dublinois de James Joyce (1914)
Manhattan Transfer de John Dos Passos (1925)
Mrs Dalloway de Virginia Woolf (1925)
Gatsby le Magnifique de
Le loup des Steppes de Hermann Hesse (1927)
Nadja d'André Breton (1928)
Sanctuaire de William Faulkner (1931)
Francis Scott Fitzgerald (1925)Le meilleur des mondes d'Aldous Huxley (1932)
La condition humaine d'André Malraux (1933)
Tropique du cancer de Henry Miller (1934)
Sept contes gothiques d'Isak Dinesen (1934)
Auto-da-fé d'Elias Canetti (1936)
Le zéro et l'infini d'Arthur Koestler (1940)
La puissance et la gloire de Graham Greene (1940)
La fin d'une liaison de Graham Greene (1951)
L'étranger d'Albert Camus (1942)
La ferme des animaux de George Orwell (1945)
La belle Romaine d'Alberto Moravia (1947)
Le royaume de ce monde d' Alejo Carpentier (1949)
Le vieil homme et la mer d' Ernest Hemingway (1952)
Paris est une fête d'Ernest Hemingway (1964)
A l'est d'Eden de John Steinbeck (1952)
Stiller de Max Frisch (1954)
Lolita de Nabokov (1955)
Le Guépard de Giuseppe Tomasi di Lampedusa (1957)
Le docteur Jivago de Boris Pasternak (1957)
Le tambour de Günter Grass (1959)
Les belles endormies d'Yasunari Kawabata (1961)
Le carnet d'or de Doris Lessing (1962)
Une journée d'Ivan Denissovitch d'Alexandre Soljenitsine (1962)
La grimace de Heinrich Böll (1963)
Herzog de Saul Bellow (1964)
Pereira prétend d'Antonio Tabucchi (1994)
La vérité par le mensonge se clôt par un dernier essai sur la lecture. Vargas Llosa s'insurge contre ceux qui prétendent aimer la littérature, mais n'avoir pas le temps de lire. C'est une apologie de la lecture qu'écrit alors l'auteur.
Vargas Llosa part d'un constat : la modernité se caractérise par la spécialisation des tâches et cette spécialisation isole les individus qui évoluent dans des ghettos culturels avec leurs propres codes, leurs propres références. Ces particularismes sociaux engendrent de manière pernicieuse des particularismes politiques. La modernité, c'est l'enfermement du sujet sur lui-même et ses proches. Or, et bien que ce soit un poncif, la littérature nous ouvre sur les autres à plusieurs égards : tout d'abord parce que la culture est ce qui est commun à tous, elle nous permet de rencontrer l'autre et ensuite parce qu'elle nous permet de mieux comprendre le monde, de mieux comprendre l'humain. Grâce à la lecture, les particularismes s'effritent.
La lecture est également essentielle à la formation de l'esprit. La richesse d'un esprit est dépendante de la richesse de son vocabulaire. Vargas Llosa n'en parle pas, mais cette idée est au cœur de 1984 d'Orwell. Le totalitarisme culmine dans le projet du Novlangue. Le dictionnaire du Novlangue auquel travaille Syme a la particularité d'être de plus en plus pauvre d'année en année. Si la destruction des mots est une si belle chose, c'est parce que cela permet d'appauvrir l'intelligence et donc l'esprit critique :
" Chaque année, de moins en moins de mots, et le champ de la conscience de plus en plus restreint. "
Plus nous avons de mots à notre disposition, plus nous sommes en mesures de dire et de comprendre le monde qui nous entoure. Les mots permettent la discrimination. L'univers s'enrichit donc avec notre vocabulaire. Plus celui-ci sera pauvre et plus les contours des choses seront floues ou indistinctes. Vargas Llosa utilise une métaphore des plus explicites :
" Une humanité sans lectures, privée de l'influence de la littérature, ressemblerait beaucoup à une communauté de bègues et d'aphasiques, accablée de terribles problèmes de communication en raison de son langage frustre et rudimentaire. "
C'est aussi la sexualité que la lecture améliore. L'érotisme est littéraire :
" Il n'est pas exagéré de dire qu'un couple ayant lu Garcilaso, Pétrarque, Góngora et Baudelaire aime et jouit mieux qu'un autre formé d'analphabètes à demi abêtis par les feuilletons télévisés. Dans un monde a-littéraire, on ne pourrait différencier l'amour et le plaisir de l'assouvissement animal, ils n'iraient pas au-delà de la satisfaction brute des instincts élémentaires : copuler et bâfrer. "
Mais c'est surtout la révolte que prêche la littérature. Elle nourrit nos insatisfactions, elle nous montre que les choses pourraient être autrement, que la fatalité n'est que l'autre nom du renoncement. Ce mensonge qu'est la littérature nous apprend à penser le monde parce que l'écrivain a su, avant nous, entrevoir des vérités dont il a fait des types, comme en témoignent les nombreux mots issus de l'univers littéraire : kafkaïen, bovarysme, masochisme, etc. Il ne reste alors plus qu'une chose à faire : susciter l'envie de lire.
" Il faut lire les bons livres, apprendre à lire à ceux qui viennent après nous - au sein des familles et des classes, dans les médias et dans toutes les instances de la vie courante -, et inciter à la lecture comme à une activité indispensable, qui imprègne et enrichit toutes les autres. "
Mario Vargas Llosa, La vérité par le mensonge. Arcades Gallimard. 18 €
Illustration : Alicia Martin, Cascade de livres.
Vargas Llosa dans la galaxie Fric Frac, c'est uniquement chez Fausto :
La maison verte.
Tours et détours de la vilaine fille .