Michel fréquente le groupe Cobra puis publie Les Écrivains du peuple ouvrage qui, remanié, donnera en 1974 L’Histoire de la littérature prolétarienne de langue française. Après avoir été, grâce à André Malraux, conférencier pour le ministère des Affaires étrangères, il obtient ensuite un poste de professeur à l’Ecole des Arts décoratifs (car entre-temps il est devenu historien de l’art et de l’architecture contemporaine, domaine dans lequel il publie plusieurs ouvrages). Cet ancien travailleur manuel obtient finalement un doctorat d'État ès lettres à plus de cinquante ans. On le retrouve alors comme professeur dans l'enseignement supérieur.
Personnellement, je le connais surtout pour son roman « La Mémoire des vaincus » (1989), qui offre un beau panorama des grandes figures de l’anarchie. Au fil de la lecture, on croise René Valet, Kropotkine, Doriot, Makhno et surtout Victor Serge. Le héros du roman, un certain Fred Barthélémy, sorte de gavroche du faubourg Poissonnière, devient conseiller de Zinoviev, avant de prendre ses distances avec l’étatisme russe. Ce qui m’a le plus marqué dans ce livre, c’est l’approche humaine de Ragon face à ces « oubliés de l’histoire », ces gens remplis d’un grand idéal égalitaire, mais qui ont finalement été broyés par le communisme d’état tel que l’envisageait Lénine et surtout Staline. Qui se souvient encore vraiment de leur nom aujourd’hui ? Dans quel cours d’histoire parle-t-on d’eux ?
J’ai été frappé aussi, dans ce livre, par le personnage de Victor Serge (Viktor Lvovitch Kibaltchiche, né à Bruxelles en 1890 de parents russes émigrés politiques et mort à Mexico en 1947). Il avait été impliqué dans l'affaire de la Bande à Bonnot et pour cela devra purger cinq années de prison. De son expérience, il écrira un livre : Les Hommes dans la prison. Ensuite, il adhère au parti communiste russe en mai 1919. Il renie donc l'anarchisme au profit du marxisme, ce qui sera considéré comme un reniement par ses pairs. Néanmoins, quand le régime russe tentera d’éliminer ces anarchistes gênants, qui prônent la liberté et qui ne veulent pas d’un état policier, il tentera de les défendre. Plus tard, il dénoncera la dégénérescence stalinienne de l'Etat soviétique (qu’il avait pourtant contribué à mettre sur pied, comme le montre bien Ragon), ce qui entraînera son exclusion du parti pour « activités fractionnelles ». Placé sous surveillance, les autorités l’empêchent d’émigrer hors de Russie. Finalement, il est condamné à trois ans de déportation dans l'Oural et ses manuscrits sont saisis. Il devra sa libération à une campagne internationale. Il quitte Moscou avant les premiers grands procès. Maltraité par la presse communiste, il se réfugie au Mexique où il écrit ses mémoires. Il meurt dans le dénuement, après avoir échappé à des tentatives d’assassinat.
Du livre de Ragon (revenons-y), je retiens encore le rôle (rarement connu) des agents communistes envoyés par Moscou lors de la guerre d’Espagne. Visiblement, ils étaient là plus pour éliminer les anarchistes indépendants que pour se battre contre les soldats de Franco.
Michel Ragon peut donc être assurément considéré comme un écrivain prolétarien au sens où Henry Poulaille définissait ce terme puisqu’il est issu du peuple et a connu la pauvreté. Néanmoins, il dira lui-même la difficulté qu’il a éprouvée à changer de classe sociale lorsqu’il devint un intellectuel. Il eut alors l’impression de trahir les siens tout en désirant lui-même accéder à ce monde de la culture qui l’intéressait et qui lui ouvrait de nouveaux horizons.
Quand on lui demande s’il existe encore des écrivains prolétariens, il avoue que non. Il cite François Bon, qui a été ouvrier très spécialisé et qui a écrit sur l'usine, (mais ce dernier récuse la qualification de prolétarien). Sinon, il pense que la littérature prolétarienne a pris une autre voie, celle du polar, du roman noir (Manchette) et fait remarquer que depuis que les usines ont été fermées, le vrai milieu prolétarien aujourd'hui se rencontre dans les banlieues où vivent de nombreux immigrés.
Voilà donc la vision que j’avais de Michel Ragon et inutile de dire que celui-ci m’était particulièrement sympathique. Aussi, quelle ne fut pas ma surprise l’autre jour quand j’ai découvert qu’il était l’ami de Philippe de Villiers (lui qui avait côtoyé Noam Chomsky, Daniel Cohn-Bendit, Georges Brassens, Léo Ferré et Albert Camus…).
Etrange et incompréhensible. Sauf si on se souvient qu’il est né en Vendée et qu’il a conservé un amour profond envers sa terre natale (quel est celui d’entre nous qui n’a pas ce même amour, d’ailleurs ?). Or il se fait que Philippe de Villiers s’est toujours battu pour le développement de cette région et c’est visiblement ce qui rapproche les deux hommes, aussi différents qu’ils puissent être sur le plan politique.
Il faut savoir par ailleurs que Ragon a écrit aussi des romans qui constituent la Suite Vendéenne : Les Mouchoirs rouges de Cholet, La louve de Mervent, Le Marin des Sables, L'accent de ma mère, Le Cocher du Boiroux…
Je n’en dirai rien car je ne les ai pas lus. Visiblement, « Les Mouchoirs rouges de Cholet » traite du bocage vendéen et raconte la vie de ces paysans qui ont survécu à la guerre des Chouans. On pourrait s’étonner, une fois de plus, de voir Ragon soutenir les Vendéens contre les armées de la révolution (lui, l’anarchiste, ne peut être soupçonné d’être dans le camp du roi), mais cela s’explique par le fait qu’il défend les humbles contre le pouvoir étatique. D’ailleurs pour lui, il semblerait que la révolte des Chouans était à la base une révolution paysanne et non une révolution aristocratique.
Comme quoi tout trouve toujours une explication et le moins que l’on puisse dire c’est que Michel Ragon n’en finit pas de nous étonner dans son parcours intellectuel et idéologique.