« Voici Godofredo le Diable », dit Fronesis pour rompre la monotonie du spectacle, tout en s'arrangeant pour n'être entendu que de José Cemi.
Devant le groupe en stationnement autour de la cuve passait en effet un adolescent d'une extrême beauté, aux cheveux rougeâtres comme la flamme du soufre et au visage très blanc ; les reflets de sa chevelure s'adoucissaient en une spirale rosée qui plongeait en rougissant dans le clair-obscur du cou. Il s'approcha ou plutôt s'arrêta pour considérer le groupe autour de la cuve, quoique avec une visible indifférence, il est vrai. Sa chemise à manches courtes était déboutonnée ; il portait le pantalon retroussé sans chaussettes ; ainsi Cemi put-il observer que la spirale qui débutait par des tons rosés s'avivait ensuite au point d'atteindre un rouge de fruit sur tout le corps, rendant visibles l'heureuse énergie de la marche et les démons de cette énergie, si chers à Blake. Quand Cemi entendit ce nom de Godofredo le Diable, il lui sembla entendre les noms de Tiriel, Ijina ou Heuxos, qu'il avait soulignés dans ses premières lectures de Blake.
Toute la beauté de Godofredo le Diable était envahie d'une fureur semblable à celle de l'ours du Tibet, également appelé diable de Chine, qui décrit des cercles incessants comme s'il allait se mordre lui-même, regardant tout le monde avec un défi de malin, comme si l'on avait été au fait de sa honte partout où il passait. L'œil obnubilé était le droit, celui que les théologiens appellent l'œil canonique, car l'homme à qui cet œil manquait ne pouvait pas lire les livres sacrés du sacrifice de la messe. Celui à qui manquait cet œil ne pouvait jamais devenir prêtre. On aurait dit que Godofredo savait inconsciemment la valeur attribuée à cet œil par les canons, puisqu'il se contentait d'être Godofredo le Diable. En arrière du nuage qui couvrait cet œil, la chevelure, d'une substance noble comme celle des animaux les plus sauvages, dardait à la corde des archers formant la suite du dresseur de poulains. Sa beauté inquiète le faisait ressembler à un guerrier grec qui, blessé à un œil, serait passé aux rangs des Sarmates dans leurs cruels soulèvements.
Beau Polyphène adolescent, en voyant tout le monde fixer son seul œil ouvert, il maudissait le monde par chaque pore de sa beauté jamais réconciliée.
José Lezama Lima, Paradiso, Points, trad : Didier Coste, P. 312-1313.
Ce livre immense, c'est à croire que je n'arrive à le lire que lorsque je me laisse porter par le mouvement longiligne d'un train, n'importe lequel. Le monde doit défiler sur les côtés pour me laisser filer au cœur de mon Paradiso. Ici les déambulations de Godofredo le Diable et un peu plus tard, une fois les pages retournées, le livre enfoui au sec, mes écouteurs vissés à nouveau, se rendre compte que le nice young man de la chanson de The Divine Comedy, c'est un Amaury, ni plus ni moins.