Juste quelques mots pour vous donner envie de voir, si ce n'est déjà fait, ce film musical pas ordinaire. Van Sant est trés fort pour choisir les sujets les plus racoleurs, et les traiter de la manière la plus personnelle et la plus inattendue qui soit. De même qu'il choisit, dans Elephant, de ne consacrer que 10 minutes à la tuerie de Columbine, pour filmer les déplacements des lycéens avant la tuerie, Van Sant réussit l'exploit de faire un film sur les derniers jours de Kurt Cobain, en ignorant totalement la musique de Nirvana, et jusqu'au nom même de Cobain (affublé du nom de Blake ). Et pourtant, c'est un grand film musical, qui en dit beaucoup plus sur la musique de Nirvana que s'il avait mis en scène Come as you are ou le MTV unplugged.
Il y a deux sommets musicaux, et cinématographiques, dans ce film. Tout d'abord un trés long, et lent, travelling arrière, montrant Blake seul dans le studio d'enregistrement du groupe, passant d'un instrument à un autre, en essayant d'en tirer quelques notes. Grâce au JamMan, Blake (se) donne l'illusion de jouer avec son groupe. Un JamMan est une pédale d'effet qui permet d'enregistrer un instrument et de mettre en boucle ce qui a été enregistré. Blake joue ainsi sur la première guitare et le JamMan répète en boucle ce qui a été joué. Il peut jouer ensuite sur l'autre guitare puis sur la batterie, ce qui finit par composer un véritable morceau. Mais l'artifice technique n'apparait pas à l'écran ; on a donc l'impression d'un décrochage et en même temps d'un phasage entre les sons entendus et les gestes pour les produire . La musique entendue a comme le double statut de musique de film et de musique dans le film. Habité par une musique intérieure idéale, Blake essaie de toutes ses forces de ressuciter un monde qu'il a perdu. "J'ai perdu mon univers", lui arrive-t-il de marmoner. Cet univers, c'est cette scène américaine underground des années 80, scène incroyablement riche , dont Nirvana est issue, et dont il se réclame. C'est Dinosaur Jr, Black Flag, Husker Du, The Melvins, Wipers, The Minutemen, Sonic Youth, The Consorts, toute cette scène plus ou moins hardcore avec ses petits labels, ses fanzines, ses tournées en van, et rien n'est plus insupportable à Cobain que de passer, aux yeux des siens, pour une énième marchandise culturelle lancée par une major. On se plaît à croire que c'est précisèment sur ce morceau qu'est intervenu Thurston Moore, guitariste des Sonic Youth, et crédité dans le générique en tant que conseiller musical. Mais la force de ce plan-séquence est aussi dans le choix du travelling arrière. Certains des travellings de Van Sant ont parfaitement intégré le principe selon lequel le travelling est une affaire de morale. De même que, dans la dernière scène d'Elephant, la caméra recule, multipliant les surcadrages, comme pour clairement réaffirmer le refus de toute forme de voyeurisme, ici aussi l'oeil-caméra se retire devant le spectacle insoutenable d'une âme perdue._
Mais il y a aussi cette scène, incroyable d'intensité, où Blake chante seul, pour lui-même, s'accompagnant à la guitare sèche. Il s'agit de la chanson Death to birth, du groupe Pagoda, auquel appartient lui même l'acteur, Michael Pitt. Recroquevillé sur lui-même, les cheveux dans les yeux, Cobain dit adieu à la vie et à la musique. "It's a long ... lonely journey ... from death to birth". C'est le tout dernier jour des last days._
Pour en savoir plus :
Les analyses du ciné club de Caen
Les analyses de la revue en ligne Cadrage_
Le travelling arrière :_