Une ligne à haute tension

Publié le 05 novembre 2008 par Jlhuss

- La matière d’une nouvelle ? Un peu mince, à mon avis. Je te fais juge… Je venais de m’installer sur la banquette. Côté fenêtre, dans le sens inverse de la marche : un hasard de la billetterie, mais ça me ressemble assez, tu me connais…
- Tu vas de l’avant en regardant en arrière.
- Dans le compartiment, un couple électrique avec trois enfants, compagnie à fort potentiel de nuisance dont j’aurais à subir les champs magnétiques aussi longtemps qu’il leur plairait, tu sais comment je suis…

- Capable de tout, sauf d’un esclandre en lieu clos.

- Le voyage a donc d’abord été ce qu’ont voulu en faire ces géniteurs et leur production : une lutte continuelle de la malice et de la remontrance, doublée de diverses tentatives -« tu ne vois pas que tu gênes le monsieur ? »- pour me mouiller dans le conflit mais c’est mal me connaître…
- Tu peux être plus imperméable qu’un Loden !
- Ce petit jeu jusqu’à Chalons. Cinq minutes d’arrêt. J’aurais dû descendre là, jeter un coup d’oeil à la ville et faire la route du champagne plutôt que l’expédition de Francfort pour cette conférence sur le roman fantastique… Le train venait de repartir, quand une femme est entrée dans le compartiment, sans un mot, grande, mince, pâle, vêtue de sombre en une élégance appuyée d’après-guerre. Elle a gagné la place libre en face de moi, a paru s’assurer de mon identité en un coup d’oeil incisif d’un dixième de seconde.
- Elle te connaissait ? Vous vous étiez déjà vus ?
- Pas formellement, mais tu sais bien…
- Oui, oui : tous les êtres ont pour toi un vague air de déjà vu.
- Aussitôt assise, elle a tiré de son sac à main un miroir et une brosse à cils, en a joué avec autant de naturel que si le compartiment était vide, puis un tube de rouge dont elle a prestement ravivé l’éclat d’une bouche aussi fine qu’une blessure à l’arme blanche.
- Jacques, si c’est pour me raconter le crime de l’Orient-Express, j’ai lu. Si c’est le dernier fantasme ferroviaire d’Emmanuelle, abstiens-toi aussi, je deviens pudique avec l’âge.
- Ni l’un ni l’autre.
- En dehors de ça, qu’est-ce qui peut arriver de notable dans un train de grande ligne entre une femme étrange et un homme réservé ?
- Cesse d’interrompre. Fais-moi confiance, tu me connais…
- « Je parle rarement pour ne rien dire. » Bon. Eh bien va, qu’est-ce qu’elle t’a fait, cette femme interlope qui se farde en prenant le rail ? quoi d’autre, si ce
n’est pas l’aveu d’un meurtre ou d’une envie d’orgasme dans les toilettes ? Pardon, chéri, je suis un peu fleur bleue, tu me connais…
- J’avais rouvert mon livre, moins passe-temps que refuge dans la joute des regards muets qui fait pour moi le principal désagrément des transports collectifs. La femme avait des yeux très pâles, dont elle me fixait maintenant avec acuité. Le couple s’était mis aux mots croisés, taciturne comme dans une salle d’attente. Les gamins entreprenaient de colorier sans piper. Tous comme refroidis depuis la présence de cette femme qu’aucun d’eux pourtant ne semblait voir. Quelque chose me disait que ces cinq-là ne comptaient pas, hors-jeu dans un duo de la femme et moi. Plutôt un duel, et je le sentais tragiquement inégal. Le trouble me gagnait de sentir ce regard rivé sur moi. Si je relevais la tête, passant de la lecture à la contemplation du paysage, la femme m’apparaissait en reflet dans la vitre, et ses yeux me tenaient encore, là, sur fond de campagne furtive. J’ai cru jouer fin en proposant du geste le dérivatif d’un magazine : elle a décliné l’offre d’un signe de tête sans cesser de me fixer. Elle serait donc jusqu’au bout - au bout de quoi ?- un regard sans parole, un regard de feu froid qui vrillait toujours plus profond dans mon être. La panique m’envahissait : transpiration aux aisselles, déglutition, agitation d’un genou, tu me connais…
- Bientôt oreilles écarlates, rictus de la lèvre inférieure, palpitations. C’est pourquoi tu voyages de préférence en voiture.
- Je me suis levé, prétextant la chaleur, la soif. J’ai demandé à la femme :« Souhaitez-vous une boisson ? » « Non, merci, nous avons ce qu’il faut dans le sac », a répondu le couple comme un seul homme. J’ai gagné le bar, noyé mon lexomil d’un perrier-citron, et je n’ai regagné le wagon qu’à l’arrêt de Bar-le-Duc. J’entre dans le compartiment : place vide en face de moi. La femme était partie. Soulagement. Sourde déception ? Inquiétude aussi : elle était peut-être aux toilettes, allait revenir. Elle n’a pas reparu, et mon voyage n’a plus été troublé, jusqu’au pays de Goethe, que par les pics et les rebonds de la guérilla familiale.
- Mais c’est une non-histoire ! Sûrement pas une nouvelle, à peine un sujet de conversation. Oui, je sais : la vie est pleine de non-histoires, les romans décisifs t’ennuient comme les vies rondes, le meilleur c’est ce qui est en creux et qui manque.
- Tu ne peux pas mieux dire, car avant de replonger dans mon livre, j’ai demandé au petit couple : « La dame est sortie à Bar-le-Duc ? » Ils ont eu l’air interloqué : « La dame ? Quelle dame ? ». Ils ont échangé une moue de médecin pessimiste et, en prenant soin désormais de me tenir en quarantaine, se sont remis avec conscience à cette sorte de pilotage sans boussole en quoi consiste l’éducation moderne.

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