The Bluest Eye Traduction : Jean Guiloineau
Premier roman de Toni Morrison, "L'Oeil le plus bleu" se déroule déjà dans le Lorain de son enfance et, plus particulièrement, dans les quartiers qui y étaient réservés aux Noirs. Plus qu'une intrigue réelle, on peut parler ici d'un fil rouge, la misère qui hante les familles noires avec cependant des degrés très divers.
Si Claudia - la narratrice du récit - et sa soeur, Frieda, ont tout de même la chance d'être les filles d'un couple relativement uni bien que pauvre ; si le plus grand danger qu'elles croisent, ce sont les attouchements de leur locataire, Mr Henry et si, bien entendu, elles comprennent trop vite que, dans le monde où elles sont nées, les métis au teint clair sont beaucoup mieux appréciés que les enfants à la peau vraiment sombre, toutes deux possèdent malgré tout une certaine stabilité, un certain bonheur.
Il n'en est pas de même hélas ! il n'en sera jamais ainsi pour la petite Pecola, Noire parmi les Noires et que le Destin, comble du raffinement féroce, a fait irrémédiablement laide.
Là où Claudia et Frieda appellent leur mère "Maman", Pecola - et son frère aussi, d'ailleurs - appelle la sienne "Mrs Breedlove." Là où les deux soeurs ont un père responsable, Pecola hérite d'une caricature qui n'hésitera pas devant l'inceste.
Ce n'est pas cet homme, bien sûr, qui permet à la marmite de bouillir chez les Breedlove. C'est la mère, Pauline. Pour que survivent les siens, celle-ci a fait des ménages et, pour finir, elle a trouvé une bonne place chez des Blancs qui la paient correctement pourvu qu'elle s'occupe de leur demeure et de leur fille unique. Du coup, la maison des Blancs, où elle est tranquille et où la laideur ne l'atteint plus, est devenu en quelque sorte le foyer véritable de Mrs Breedlove.
Le pire, c'est que, alors qu'elle bat sa fille comme plâtre et ne lui trouve jamais aucune excuse, elle se montre d'une douceur toute maternelle avec la fille de ses maîtres, une petite fille blonde avec des yeux bleus.
D'où le rêve, le grand rêve de Pecola : que sa peau blanchisse et surtout, plus que tout, que ses yeux deviennent bleus ...
En dépit de sa brièveté, "L'Oeil le plus bleu" est un texte poignant. Morrison ne fait pourtant appel à aucun effet particulier. Elle se contente de raconter et l'on devine qu'elle a jadis rencontré une ou plusieurs Pecola. Par delà la traduction, le style est ample, rythmé, épique même bien que l'auteur ait respecté dans ses dialogues le langage familier de ses personnages.
Autre fait marquant : jamais Toni Morrison ne juge. Blancs, métis, Noirs, elle les dépeint tels qu'elle se les rappelle, tels qu'elle les a vus. Tout en évoquant la responsabilité des premiers dans l'esclavage aux Etats-Unis, elle ne les charge pas pour autant de tous les péchés du monde. Inversement, si elle se fait tendre et compatissante pour les outrages endurés par sa petite héroïne, elle ne présente pas les Noirs sous un jour particulièrement angélique. Elle se contente de laisser ses personnages en face de leurs actes, indépendamment de leur couleur de peau et de leur éducation.
Ce qui, somme toute, est normal chez une romancière qui a eu le cran d'établir un parallèle entre la suprématie que le Blanc fait peser sur les épaules du Noir et celle que l'Homme, Noir ou Blanc, fait peser sur celles de la Femme. ;o)