Les Franciliens qui s'intéressent au corps, à sa forme, à son identité, à son mouvement, sont gâtés. Actuellement, rois expositions parisiennes abordent ces thématiques : Figures du corps - une leçon d’anatomie aux Beaux-Arts (ENSBA, 21 octobre 2008-4 janvier 2009), Couleurs sur corps (Jardins du Trocadéro, 24 octobre-9 novembre 2008) et Image(s) de la danse (bibliothèque-musée de l'Opéra, 19 juin 2008-11 janvier 2009).
Je suis allé voir cette dernière jeudi dernier entre midi et deux. A cette heure, l'Opéra est assailli de visiteurs populaires, de la famille nombreuse au couple japonais. Ceux-ci sont plutôt
fraîchement accueillis. Je m'étonnerai toujours de ce que les classes populaires soient si attachées à un art qui n'a pas été conçu pour elles, et de la façon dont elles semblent l'avoir fait leur.
Le ballet doit s'apparenter au conte de fées.
On peut regretter que la Bibliothèque nationale de France, qui gère la bibliothèque de l'Opéra, n'ait pas programmé une exposition de plus grande ampleur. Celle-ci se contient dans les bornes
étroites et biscornues du pavillon de l'Empereur, et ne s'appuie que sur les collections de la bibliothèque. Elle n'illustre guère que la danse de ballet français du XVIIe siècle aux
années 1940.
Eugène Druet, Vaslav Nijinski dans la danse Siamoise, 1910
Elle s'arrête donc précisément à l'époque où la photographie, après un siècle d'existence déjà, allait enfin réussir à capter la danse sur scène. Seules trois photographies de Michel Petit, sans
grand intérêt d'ailleurs, évoquent la période des années 1970-1980, et encore sont-elles très statiques. Si les photographes se sont beaucoup intéressés à la danse, ils furent en effet très
longtemps arrêtés par la lenteur de leurs émulsions et par la difficulté de mettre au point manuellement des sujets en mouvement rapide et non linéaire. Le saut de Nijinski dans la danse Siamoise,
saisi par Eugène Druet en 1910, représentait donc un tour de force... sauf que la prise de vues eut lieu en extérieur, que Nijinski sauta exprès pour le photographe, - et que les photos furent
floues ! Cinq ans plus tard, Arturo Baraglia parvenait à photographier une danseuse sur scène (photo de l'affiche) - du moins est-ce que suggère son arrière-plan obscur. L'image est lourdement
retouchée, mais le mouvement est là. On peut d'ailleurs s'étonner que les photographes de l'époque n'aient pas tiré profit des limites techniques de leur art pour produire de magnifiques flous de
bougé. Ceux-ci auraient sans doute fait merveille avec les voiles de la Loïe Fuller, par exemple. Sans doute n'était-ce pas dans l'air du temps, où la photographie était encore considérée,
essentiellement, comme un moyen de reproduction exact de la réalité.
Entre deux vitrines, on s'étonne d'une citation d'Etienne-Jules Marey, père de la chronophotographie avec Muybridge,
dangereusement extraite de son contexte : "dans la représentation du mouvement, montrer ce que l'oeil est capable de voir sur l'homme en action : la phase préparatoire et la fin du mouvement". La
chronophotographie sert pourtant, précisément, à représenter le mouvement dans toutes ses phases intermédiaires imperceptibles, et la photographie a ceci de passionnant qu'elle saisit des moments
fugitifs que le spectateur ne perçoit pas, ou perçoit inconsciemment.
Une autre citation, contemporaine cette fois, de Karine Saporta : "je considère mon travail comme de la création d'images et la réaction des spectateurs
me prouve que l'inconscient s'imprime mieux par des images que par des histoires". Pensée modeste, mais à méditer.
Le manque de place et la restriction aux collections de la bibliothèque de l'Opéra ont contraint à un saupoudrage qui ne permet guère de faire émerger des problématiques fortes. On a placé, par
exemple, les jambes de Mistinguett en contrepoint d'évitables photographies de jambes portant chaussons de danse. C'est bien, mais l'analyse en reste là. Que veut-on dire ? Quelques films anciens,
dont la performance d'une imitatrice plantureuse de la Loïe Fuller, ou une improvisation des époux Sakharoff dans un jardin en 1931, sont projetés sur des moniteurs. Ils égaient l'exposition, mais
c'est bien trop peu pour en tirer un quelconque enseignement.
Sans surprise, ce sont les thèmes habituels de l'histoire de l'opéra qui sont abordés : le ballet de Cour et la fonction sociale de la danse sous l'Ancien Régime ; la danseuse romantique, entre
évanescence et incarnation ; l'Opéra comme antichambre de bordel ; la caricature, humoristique ou revendicatrice (la ballerine étique, le maître de danse efféminé, le danseur hypertrophié...).
Eternel Degas (un pastel et un bronze). Contraste des genres, un grand portrait ambigu de la ballerine Virginia Zucchi, à l'opulentissime poitrine, par Georges Clairin fait penser à une pancarte de
foire.
Georges Clairin, Virginia Zucchi
(version passée en vente chez Dobiaschofsky Auktionen AG)
La représentation du mouvement dansé, elle, est quelque peu négligée, malgré les terres cuites de Charpentier-Mio, saisissant les danseurs sur le vif ; son art demeure anecdotique. L'écriture
chorégraphique, qui se déploie librement dans les deux dimensions de la page, forme évidemment des images de danse ; mais elle n'apparaît pas ici. En définitive, l'exposition montre bien plus le
danseur que la danse.
James Abbe, Ida Rubinstein, 1921
Si quelques beaux dessins de Monique Lancelot, vers 1940, suscitent l'intérêt, c'est finalement la photographie qui s'en sort le mieux. Un très beau tirage de danseuses nues de Waléry, le
photodynamisme d'Arturo Bragaglia pour une tête de danseuse, un portrait d'Ida Rubinstein par James Abbe, donnent envie d'en savoir plus sur l'exposition Danse et mouvement de 1933, citée
à plusieurs reprises, où la photographie avait déjà la part belle.
A quand une grande exposition sur l'image de danse moderne et contemporaine ?
L'exposition a donné lieu à un catalogue ainsi qu'à plusieurs articles du numéro 29 de
la Revue de la Bibliothèque nationale de France. Voir également la critique de Nicolas Villodre.