Rentrée littéraire
Editions POL, 2008
Voici l'un des plus beaux romans que j'ai lu depuis un bon moment. Sensible, dérangeant, mystérieux, poétique ; les qualificatifs ne manquent pas pour définir ce
récit étrange et envoûtant.
Auteur de trois romans remarqués par la critique (Le tiroir à cheveux, Les amants
troglodyteset ce dernier roman), Emmanuelle Pagano décrit avec tact et minutie ces "corps empêchés", des corps souffrants, paralysés, frustrés sans pathos ni impudeur.
Car dans Les mains gamines, on peut effectivement parler de fait divers, d'une tournante, d'un viol collectif. Mais que c'est réducteur de décrire de cette manière un récit si subtil !
Car l'événement est décrit très tardivement; on sent qu'il s'est passé quelque chose, un drame il y a des années ; mais un mot est mis sur la chose dans les dernières
pages.
Ce roman est d'abord un choeur de femmes meurtries dans leur chair et dans leur âme, une
succession de flux de conscience qui à travers différentes sensations comme l'ouïe ou l'odorat, sentent que quelque chose ne va pas, qu'il y a un secret qui n'arrive pas à être dévoilé.
La femme d'un vigneron, propriétaire d'un grand domaine, le grand bourgeois du coin, prend la parole la première. Elle nous livre le mal-être d'être une femme au foyer guindée qui doit donner une
belle image d'elle-même en recevant. Elle envie Emma, la femme de ménage, qui elle s'active, surtout qu'une réception se prépare, qui va réunir les anciens élèves de CM2 en 1979-80, la classe du
vigneron, d'Emma et des propriétaires de la châtaigneraie d'en face...La châtelaine découvre à l'improviste le carnet d'écriture d'Emma.
Celui-ci parle de sexe féminin meurtri, de filage de vers à soie dans le sexe, de sexes-bogues de châtaignes...La femme est de plus en plus gênée par un bruit dans l'oreille, un insecte vivant
dans son oreille...
Puis c'est une vieille femme qui prend la parole. Elle aussi a un problème à l'oreille. Toutes les nuits, elle entend le loir dans le grenier qui se confond avec les cris, les bruits de ses
souvenirs...
Puis vient la voix de l'institutrice qui se souvient elle-aussi de cette fameuse année 1979-80. Emma, meilleure élève de sa classe, s'occupe maintenant d'elle dans la maison de retraite.
Souffrant d'acouphènes, elle se souvient de tout et surtout des odeurs des enfants...
Enfin, une jeune fille parle, une enfant rêveuse, qui attend ses règles douloureuses...Petit à petit, on comprend ce qui lie ces quatre femmes ...
Nous sommes dans la France du terroir, dans un paysage rustique dont Emmanuelle Pagano restitue parfaitement les images, les textures, les odeurs...Les vignes, les châtaigneraies, le tissage du
ver à soie ; trois éléments qui deviennent des métaphores, des images de tout ce qui se trame dans le roman.
Les vignes ont parfois une maladie, appelée encre ; le lien est fait avec l'écriture qui ouvre et soigne les plaies, où suinte le sang, les humeurs.
Le sexe féminin, présent dans tous le livre, à travers l'accouchement, le sang menstruel, le viol et aussi l'infubulation (suture des lèvres vaginales), est lui aussi décrit avec le champ
lexical appartenant aux châtaigneraies et à la magnanerie (le sexe devient une bogue aux piquants rétractiles qu'aucune main n'éboguera, le fil du ver à soie, la toile d'araignée protège le sexe
des mains gamines. Là encore, aucun détail "trash" ; au contraire, des images qui poétisent cet "hymen improbable, cette virginité de magnanerie".
Quant à l'écriture, aux mots, ils soignent, ils apaisent : "les mots , je crois bien que ça peut remplacer les fils pour les sutures des plaies. Mais trouver les mots, c'est bien plus du que
la couture, que passer le fil dans le chas".
L'écriture elle aussi est décrite comme un tissage, elle permet de dénouer le fil de la pensée, que les pensées ne se rembobinent plus. Les mots, ce sont aussi les histoires que l'on raconte, les
légendes, les contes. On note ici l'influence certaine de Dominique Mainard (Leur histoire) lorsque la grand-mère raconte des histoires d'araignée, de vers à soie et de licornes à sa
petite fille malade. La douleur, la blessure sont poétisées par les légendes, comme celle de la licorne, que la petite fille voit dans ses rêves.
Ce roman, parlant d'un sujet délicat, la douleur du sexe féminin, est un kaléidoscope d'images poétiques qui exorcisent la violence. Un grand récit, brillant
d'originalité.
"J'entre dans le bois, les arbres séparent les rayons naissants comme mes doigts les fils de laine quand mamie veut que je l'aide avec mes mains pour détricoter un pull. Entre les troncs, encore très noirs, il y a des bandes lumineuses décomposant des milliers de gouttelettes, comme des diagonales de buée, dirigées vers moi. Entre elles, et entre elles et les arbres, et même entre elles et moi, on distingue très précisément de solides et immenses toiles d'araignée irisées, imposantes.
Toutes les aaignées du coin tissen leurs toiles dans ce bois...Alors tout le bois colle et cille de fils soigneusement tramés. Il ya aussi les fils de la veille, déplacés par le vent de l'automne, mamie les appelle les fils de la vierge, les fils d'araignée perdus, migrant de branche en branche et qui me collent au visage quand je ne m'y attend pas. Les fils de la vierge sur ma joue, je les dégage d'une main impatiente et peureuse un peu.
C'est la licorne, moi, que j'attends.
Elle est venue bien sûr, elle est venue dans les toiles; Elle est venue dans les milliers de gouttelettes, dans le scintillement des brumes, dans le noir coupé de lumières. Son museau s'est empêtré dans le treillage de soie fraîche lorsqu'elle s'est penchée pour se gratter la corne à l'écorce de l'arbre à côté de moi."