Aujourd'hui, Philippe est chez un de ses libraires préférés. Il farfouille dans les rayons, sans trop y croire. Il aime bien regarder derrière les étagères et entre les montants. Ici, parfois, se glissent des exemplaires oubliés. Quelqu'un qui voulait se les réserver pour ne plus y repenser par la suite, ou encore un magasine malicieux qui se sera caché pour ne pas qu'on l'achète, allant jusqu'à tomber là où on n'irait pas le chercher. Mais on est pas Philippe. Lui, il ira, le chercher. Et si seulement il pouvait soulever les étagères pour voir ce qui se cache dessous... mais non, ce serait trop peu discret. Alors Philippe poursuit sa maigre récolte. Aujourd'hui, il n'a trouvé qu'une couverture seule et à moitié déchirée. Il l'a récupérée, et espère que le vendeur la lui laissera. De toutes façons, ça fait longtemps qu'elle est périmée. Avant de partir, Philippe lance un dernier coup d'oeil. Il est comme ça, il ne peut pas s'empêcher de revérifier plusieurs fois. Enfin si, il peut, mais seulement quand il y a du monde. Et là, la librairie est déserte. Normal, il est tard après tout. D'ailleurs, le caissier somnole. Il n'y a que les caméras de surveillance qui sont rivées sur lui, mais elles ne jugent pas, elles. Alors, Philippe se laisse aller, et passe une troisième fois en revue les étalages de bandes dessinées.
- Si tu veux vraiment être un héros, demande-le au génie !
- Quoi ?
Philippe s'est retourné pour constater, à son grand étonnement, qu'il est toujours seul. Mais d'une étagère, plus bas, semble provenir une étrange lueur. Philippe a déjà regardé trois fois ici, comment aurait-il pu rater quelque chose ? Pourtant, il se baisse et regarde. Là, devant ses yeux incrédules, il y a une boîte. Une petite boîte en fer, brillante, magnifique. Comme dans un rêve, Philippe s'en saisit. Persuadé d'avoir été élu, choisi par on ne sait quel hasard, il cherche à l'ouvrir. Contrarié qu'elle ne se soit ouverte toute seule lorsqu'il s'en est saisie, Philippe tâtonne le coffret de ses mains. Enfin, il parvient à l'ouvrir. En un nuage, un petit bonhomme a fait son apparition.
- Tiens ! Un nouveau maître. C'est pas trop tôt. Comment tu vas bien toi ?
- Vous êtes un génie ? Un vrai ?
- Dis-moi, tu as vu beaucoup d'autres personnages de dix centimètres ?
- Des tas !
- Ben alors ça, si je m'y attendais...
- Mais c'est la première fois que j'en vois un en vrai !
- Ah voilà, je préfère.
- Mais alors, je vais pouvoir faire des voeux ? J'en ai plein !
- Houlà, doucement. Pas si vite, coco, des voeux, y'en a pas tant que ça !
- Que trois c'est ça ?
- Non mais attends deux minutes, laisse-moi parler. Tu vas avoir le droit à un souhait, ça, c'est sûr.
- C'est vrai ?
- Oui, oui, c'est vrai, mais il y a une formule que...
- Attends génie, on ne peut pas faire ça ici.
- Et pourquoi pas ?
- On pourrait nous voir. Il y a des caméras en plus ! Il faut qu'on se sauve !
- Non non mais c'est pas grave ça...
- Allez vite, retourne dans ta boîte, on continuera le rituel quand on sera rentré.
- Alors là pas question, je ne rentre pas dans ma "boîte" tant que je n'ai pas eu mon souhait.
- Bon, d'accord, voilà.
- Hey mais qu'est-ce que...
Philippe se saisit du génie, le fourre dans sa poche, glisse la boîte dans son sac en espérant qu'on ne l'ait pas vu faire, et se dirige vers la sortie du magasin. En s'approchant de la caisse, il commence à trembler. Le petit génie, du fond de sa poche, rumine. Lorsque Philippe dit au revoir au commerçant, sa voix se fait hésitante. Par chance, celui-ci n'est pas très frais, et n'envisage même pas de se poser plus de questions. Enfin, Philippe est dehors. Il jubile, et galope jusque chez lui.
Arrivé dans sa chambre, chez ses parents, Philippe ressort le génie et le dépose sur son lit. Celui-ci, mécontent, croise les bras dans une attitude à la fois boudeuse et pleine de reproches. Puis, Philippe dépose à ses côtés la boîte, sur laquelle le bonhomme grimpe rapidement.
- Alors c'est ça, "chez toi" ?
- Voilà, c'est ici. Ne fais pas attention au désordre.
- Merci de prévenir. Dis-moi, tu serais pas un petit peu névrosé ?
- Pourquoi ça ?
- Je n'arrive pas à déterminer la couleur de ton papier peint. Il est comment ?
- Euh... je ne sais plus.
- C'est bien ce que je pensais. Je ne savais pas qu'on pouvait à ce point couvrir une pièce de posters. C'est bien, tu as quand même laissé une place pour la fenêtre. Enfin je crois. Mais quand même, c'était vraiment nécessaire d'en mettre au plafond ?
- Oui, c'était pas facile de les installer là-haut ceux-là !
- En comptant le sol jonché de magasine, je crois qu'on peut considérer que toi aussi, en fait, tu vis dans une boîte. En papier glacé. Je préfère la mienne.
- Bon alors, et ce voeu !
- D'accord, d'accord, allons-y. Bien, j'imagine d'avance ce que tu vas me demander. Je voudrais bien le parier, seulement comme il n'y a que toi ici, j'ai peu de chance de récupérer ma mise.
- C'est pas grave. De toutes façons, tu ne pourrais pas le deviner.
- On parie ? Ah oui non justement.
- Ce que je voudrais, c'est la collection complète des Spiderman !
- Mais dis-moi, ta vie est vraiment passionnante !
- Tu trouves aussi ?
- Pas du tout. Je suis un génie bordel. Tu te fous de moi ou quoi ?
- Mais pourquoi tu dis ça ?
- Putain t'es vraiment con comme maître toi. T'as en face de toi un génie, et tu dois faire un voeu. Tu pourrais demander des tas de choses, qui te permettraient d'obtenir tout ce que tu veux et pourrais vouloir. Et toi, tu me demandes des BD ?
- Bah, c'est ce que je veux le plus au monde pour l'instant.
- Je vais peut-être t'offrir un cerveau avant de commencer, parce que sinon je sens que je vais vite m'ennuyer avec toi...
- Non attends, ne pars pas !
- Je n'en avais pas l'intention.
- Je vais demander autre chose.
- Youpi. Oui, voilà, youpi.
- Je veux être un super héros !
- Et merde...
- Mais quoi encore ?
- Mais comment tu veux que j'exauce ton souhait ? Un super-héros ? Ca veut dire quoi ? Si je fais de toi Tartopomman, ça t'irait ?
- C'est qui ?
- Mais dis-moi, tu serais pas dans le livre des records toi ?
- J'aimerais tellement ?
- Oui, bah tu devrais vérifier, on sait jamais.
- Mais c'est qui, Tartopomman ?
- Non, laisse tomber.
- Moi, celui que je voudrais être, c'est Spiderman !
- Spiderman n'existe pas.
- Bien sûr que si, regarde.
- Non mais je m'en fous de tes BD à la con ! Concrètement, Spiderman, c'est tout et rien, c'est l'imagination d'un artiste, c'est pas un truc concret. Mais bordel, tu peux pas demander quelque chose de plus "normal". Tiens, à la limite, choisis un des pouvoirs de tes super-héros préférés, et demande-le moi. Là au moins on pourra se comprendre. Oh, et tant que tu y es, la formule c'est ça : "Cher Génie, qui m'est si dévoué, écoute mon souhait. Je veux..." et tu rajoute ce que tu veux. Je te préviens, si tu répètes la phrase sans remplacer la fin par ce que tu veux, je te décalque la face sur un de tes posters et je t'épingle au plafond.
- Je ne te décevrai pas !
- N'en rajoute pas trop non plus...
- Euh... c'est quoi déjà la formule ?
- Cher génie...
- Ah oui, voilà. Cher génie, qui m'est si dévoué, écoute mon souhait. Je veux pouvoir marcher au plafond !
L'instant d'après Philippe est de nouveau seul. Fier de sa requête, il poursuit dans le théatral en se regardant les mains. Mais une voix provenant de la boîte l'interrompt.
"Ô mon Maître ! Vous avez formulé votre souhait, il est désormais exaucé."
Philippe est aux anges. Tout se passe comme si l'instant était solennel au point de marquer l'avènement d'une nouvelle ère. Secrètement, il cherche déjà son nom de héros et trie les couleurs qu'il portera sur son costume. Puis, il se concentre, plie ses jambes comme pour sauter le plus haut possible, gardant ses bras en l'air, poings fermés, de part et d'autre de son corps comme pour donner un effet de puissance ultime. Enfin, il s'élance et se colle au plafond. D'abord surpris que cela fonctionne, Philippe jubile bientôt. Il se redresse, à l'envers, la tête en bas. Lorsqu'il est au plafond, c'est comme si la gravité était inversée. Et par sa simple volonté, il peut la retourner de nouveau. Et encore. Philippe s'assoit en tailleur face au lustre. Puis, il envisage de grimper sur le toit de l'immeuble pour regarder les étoiles. Du plafond, il ouvre la fenêtre, et penche sa tête à l'extérieur. Lorsqu'il la tourne vers le bas, il voit le ciel. Et en haut, c'est le parking. C'est si amusant. Allons-y. D'un bond, Philippe se jette par la fenêtre. La gravité, alors tournée vers le haut, aurait dû le porter vers le ciel. Et alors, d'un simple coup de sa volonté, il l'aurait basculée vers le mur. Sur lequel il aurait marché pour rejoindre le toit. Normal. Seulement celle-ci le porte plutôt vers le bas, comme elle l'a toujours fait, sans faute. Et en quelques secondes, Philippe s'écrase dans une voiture qui se met à clignoter de partout, hurlant à la mort.
Un petit bonhomme apparaît sur le corps de Philippe, à l'endroit où on aurait pu voir une épaule si ses os ne s'étaient autant mélangés. Il regarde l'état du jeune homme, puis éclate de rire.
- Et bien alors, fiston, on s'est pris pour Superman ? T'as cru que t'allais voler ? Pour de vrai ? Putain t'es vraiment marrant hein. T'avais rien de plus con à demander franchement ? Marcher au plafond ? Mais quel crétin faut-il être pour demander une connerie pareille ? Et pourquoi pas aussi pouvoir soulever les hérissons par télékinésie ? Un truc bien utile quoi ! Et tu t'es même pas douté, en plus, qu'en demandant à pouvoir marcher au plafond, tu ne pourrais marcher... qu'au plafond ? Ou alors tu as peut-être oublié qu'en extérieur, il n'y en a pas, de plafond ? Alors là franchement bravo gamin. Tu m'as bien fait marrer. Je me demandais justement si t'allais te planter comme une merde, j'ai douté, je me suis dit que j'avais peut-être mal fait mon boulot. Heureusement, tu es tellement idiot que je n'ai pas eu à douter longtemps. Et pourtant, y'en a, il fallait être sacrément vicieux pour les avoir. Mais toi, non. Marcher au plafond, j'ai même pas eu à faire de feinte. Je t'avais même permis de marcher sur tout ce qui peut ressembler plus ou moins à un plafond, verrières compris. Et en quoi, deux minutes, tu t'es planté ! Ah vraiment, c'était sympa ton cinéma là. Un peu court, c'est vrai, mais j'ai bien aimé. Maintenant, tu m'excuseras, mais j'ai pas que ça à faire non plus. Faut que j'arrive à trouver un pigeon encore plus con que toi ! Oui je sais, j'ai du boulot, ha ha ! Allez, salut.
Moralité : quand on est jeune, on a beau être persuadé d'être le centre du monde, ça n'empêche pas qu'on est souvent sacrément con. Et en fait, quand on est vieux, c'est souvent pareil.