La découverte de tout un pan de la production manga en France continue. C’est au tour de Kyôko Okazaki d’être traduite : Pink est paru relativement récemment, arrivent Helter Skelter et River’s Hedge. Pourtant, il ne s’agit pas du tout d’œuvres récentes. Voilà dix ans que la mangaka n’a plus rien produit, depuis un grave accident qui l’a laissée d’abord dans le coma, qui l’a conduite ensuite à une rééducation toujours en cours.
Pink date de la fin des années 80. Il faut avoir cela en tête car l’histoire qu’on lira pourra paraître comme relativement peu originale. Or, Okazaki fut l’une des grandes inspiratrices de la déferlante des mangakas féminines des années 90 et 2000, bien souvent auteures de récits intimistes et portés sur la sexualité. Il serait donc injuste, tout ça parce que les vagues de traduction nous arrivent dans le désordre, de rabaisser Pink au seul prétexte que des impressions de déjà-vu nous assaillent souvent à la lecture. J’avais d’ailleurs, voici plus d’un an, chroniqué un manga intitulé Adieu Midori (1997), on voit bien tout ce qu’il doit à Pink !
Yumi, l’héroïne de ce manga, est une jeune fille qui bosse dans un bureau le jour, qui fait la pute la nuit. Elle a la particularité d’assez peu faire part de ses émotions, de donner l’impression qu’elle accepte très bien sa vie, que tout glisse sur elle. Sa seule incongruité (assez énorme il est vrai), c’est de loger un crocodile dans son appart.
Cette vie relativement bien réglée va être pimentée : elle rencontre, par l’intermédiaire de sa petite demi-sœur (la mère de Yumi est morte, son père s’est remarié avec une mégère), Haruo. Haruo est un jeune garçon qui rêve de devenir écrivain et qui, accessoirement, est l’amant gigolo de la belle-mère de Yumi.
Le manga raconte donc les actes plus ou moins immoraux de notre pute et de notre gigolo (actes relativement incompréhensibles pour eux-mêmes, sinon qu’ils n’ont pas trouvé de meilleur moyen pour vite gagner de l’argent) et l’idylle qui, évidemment, naît entre eux.
L’aspect le plus réussi de Pink, c’est sans doute cette réticence de l’auteur à trop basculer dans le psychologisant. Il y a ainsi quelque chose d’assez fascinant à voir évoluer ces jeunes gens sans réellement comprendre ce qui les motive. Il est vrai que la forme narrative constituée par le manga (qui, par définition, est avare en mots et mise davantage sur les dessins) permet encore mieux que dans un roman ou une nouvelle de laisser à distance les "sentiments profonds" des protagonistes.
L’autre élément réussi, c’est la relative crudité de certains passages. Le Japon et les femmes notamment étant toujours présentés sous le signe de la pudeur et de la délicatesse, on sent bien que Kyôko Okazaki cherche parfois à bousculer cette image d’Epinal. Elle entremêle donc son récit d’images ou d’idées impures, de Yumi qui se fait éjaculer dans la tronche par un de ses clients dès le début de la BD, à Yumi et Haruo qui couchent ensemble alors que celle-ci a ses règles, et de s’extasier sur le sang et le sperme mêlés et sur les tonnes de kleenex qui jonchent le sol et qui font penser à des roses.
Par le détachement des personnages et l’impression de vide qu’ils suscitent, par la thématique branchée cul et par cette interrogation sur la frontière entre beauté et saleté, pureté et impureté, Okazaki n’est finalement pas si éloignée d’auteurs romanesques comme Murakami Ryû pour rester au Japon, ou encore Bret Easton Ellis pour s’évader en Occident.
Toutefois, le récit ne m’a pas totalement convaincu. D’une part parce que cette recherche esthétique reste relativement mineure et minorée, l’équilibre du manga se faisant avec, en contrepartie, des scènes soit comiques, soit poético-gazeuses qui font s’extasier sur les "petits riens" de la vie ambiance Philippe Delerm (genre : ah j’adore la tarte aux pommes, ah mon dieu c’est beau les chats, etc.), ce qui crée parfois un tout bancal et cu-cul.
Et puis, surtout, il y a la fin du récit. Inutilement tragique et convenue (même si le temps est laissé en suspens et qu’on peut imaginer une fin alternative), elle laisse le lecteur un peu dubitatif et le renforce dans l’idée que la maîtrise de l’histoire n’est pas entière. Ou dans l’idée qu’à force de jouer avec le côté "dans la vie il faut toujours qu’une cata arrive, le bonheur ne peut jamais durer", on tombe dans les mêmes travers que quand on livre une happy end hollywoodienne grotesque.
Voilà, quelques réserves donc quant à ce manga que d’aucuns qualifient sans doute un peu abusivement de chef d’œuvre et de miracle. Réserves aussi sur l’aspect proprement graphique dont je dois reconnaître qu’il n’est pas tout à fait ma tasse de thé, même si je concède que le dessin un peu à l’avenant et faussement simpliste a une réelle force.
Mais encore une fois, il est probable que lu vingt ans plus tôt, la claque procurée par Pink eût été bien plus grande. A voir avec Helter Skelter !