Nous devons nous rencontrer aujourd’hui. Je n’ose y croire. Je suis partagée entre l’envie de découvrir et cette angoisse toujours présente de ne pas plaire. C’est toujours là en moi, depuis que je suis toute petite. J’ai peur qu’on ne m’aime pas.
Je me suis levée ce matin avec l’envie folle d’être déjà à ce rendez-vous. Je me suis levée, j’ai pris le temps pour savourer chaque minute qui nous sépare de notre rencontre. Je tiens énormément à ce recueil de poèmes. C’est à cause du décès de mon père et de la vente de sa maison que je l’ai retrouvé ce gage de mon adolescence. C’est un petit bout de moi que je croyais perdu, je l’ai reçu par la poste et je l’ai oublié sur ce malheureux banc. Il va me le rendre. J’ai peur d’être très émue en le découvrant. J’ai peur de pleurer…
L’heure approche. Je finis de me préparer, j’ai longtemps hésité sur la couleur des vêtements, j’ai hésité même sur le parfum. C’est le reflet de mon âme, de mon humeur. Je crois que c’est à cause de l’importance de cette rencontre que j’hésite. Je ne le connais pas, je n’ai reçu que quelques mots de lui et pourtant j’ai déjà envie de plus. Je suis ravie que la météo soit défavorable, je préfère l’intimité d’un bar pour une première rencontre. Le parc aurait été trop impersonnel. Je le connais bien en plus ce bistrot : j’y rédige souvent des notes pendant mes pauses. J’aime le côté très rétro de la déco, il y flotte un souvenir du passé. Les murs ont une âme et souvent m’inspirent de jolies métaphores.
J’arrive un peu en avance, j’ai emmené avec moi mon ordinateur portable. C’est mon compagnon de toujours depuis que ma vieille machine à écrire a été obsolète. J’observe dehors, je le guette… Je ne suis pas assez concentrée pour écrire quoique ce soit de sérieux. Je décide d’aller me griller une clope. Comme à chaque fois, je demande à Alexandre de bien vouloir garder mon portable à côté de lui près du comptoir. Je ne l’éteins pas comme d’habitude. Alexandre est mon meilleur public, il adore lire mes nouvelles. Il me conseille parfois, j’aime avoir son avis. Il fait très froid aujourd’hui, le vent s’engouffre dans le café quand j’ouvre la porte. Il me faut vraiment avoir envie ou être très stressée pour sortir la griller cette maudite cigarette. Je l’allume et je regarde l’extrémité rougir sous chacune de mes aspirations. La météo est décidément bien capricieuse ces derniers jours. Je ne le vois entrer, ni même arriver. Et s’il ne venait pas ? Et si ? Le doute s’empare de moi. J’écrase le mégot, je souffle pour me donner du courage avant de rentrer de nouveau dans ce petit nid douillet.
Alexandre me rend mon bien. Il sourit, il aime ce qu’il a lu alors. Très bien…Puisque mon hôte ne semble pas vouloir arriver, je me replonge dans ce travail de rédaction qui me fait vivre.
Je suis absorbée par mon travail, je n’entends plus le monde extérieur. Tout à coup, je me rends compte qu’il est là en face de moi. Il sourit, je rougis et me confonds en excuses. Il est très grand, il a les traits fins et quelque chose brille dans ses yeux. Je ne sais pas quoi hélas, je l’observe bien pendant qu’il retire son manteau. Il est devant moi et je ne remarque rien que ses yeux, j’ai une impression de plénitude depuis qu’il est là. Il irradie la pièce, c’est très troublant. Je le vois mais je ne peux pas à cet instant où je rédige cette note ne me souvenir que cette impression troublante et de ses yeux. Ses yeux bleus avec une touche de gris, ses grands yeux qui brillent.
Très vite, il me remet le recueil. Il est dans toujours dans l’enveloppe. Il n’y a pas touché. Je n’ose pas sortir ce souvenir de mon adolescence. Il y a trop de blessures à l’intérieur, trop de mauvais souvenirs pour gâcher ce moment là. Il se commande un café long serré et m’offre un thé. C’est vrai que le mien est déjà terminé depuis quelque temps. Mince, il peut en déduire que je suis là à attendre depuis longtemps. Il s’excuse de m’avoir fait patienter, je dois donc lui confesser que je suis arrivée longtemps avant l’heure convenue. Parce que j’aime écrire dans un lieu où la vie bat son plein plutôt que dans mon triste chez moi. Il s’intéresse à moi, à ce passe-temps qui me permet de vivre… Il me pose plein de questions, certaines de mes réponses qui sont trop évasives suscitent en lui de nouvelles interrogations plus précises. Il connaît au bout de plus d’une heure une grande partie de ma vie. C’est drôle, c’est un inconnu et pourtant je n’ai pas osé lui raconter toutes les zones d’ombres de ma vie. Je ne me lasse pas d’admirer ces yeux, je suis sous le charme et je crois que ce sont ces yeux qui ont amené tant de confidence. Au bout d’un long moment, nous semblons enfin nous rendre compte de l’heure exacte qu’il est. Le bar s’est vidé de ses derniers clients et la nuit elle approche à pas de velours.
Se pose alors la question de la séparation, je n’ai pas envie que ce moment prenne fin. Pourtant il le faut bien. Nous enfilons nos manteaux respectifs, je glisse mon compagnon d’écriture dans sa sacoche. La batterie s’est vidée à attendre en vain que j’utilise les touches.
Le froid nous saisit dès que nous franchissons les portes du bar. Il me propose de partager un taxi pour rentrer. J’acquiesce sans hésiter, je ne veux pas voir ce moment s’arrêter devant la rame de métro.
Pendant le trajet, nous sommes gênés par la promiscuité de nos deux corps. La table nous protégeait l’un de l’autre tout à l’heure. Rien n’arrive à rompre le silence qui s’est emparé de nous. Je n’ose pas le regarder, j’aurais peur de vouloir l’embrasser. Alors je contemple les rues de Paris. Je vois les derniers retardataires courir dans les rues de cette ville que j’affectionne tant.
Mais hélas, déjà je vois ma rue. La magie va s’arrêter là ! Que dois-je lui dire ? Que dois-je faire ? J’ai si envie d’un baiser comme au cinéma…