La critique
Londres, les beaux quartiers. Un homme avance vers une somptueuse demeure. C’est Hugo Barrett (Dirk Bogarde). Il est là pour se présenter au poste de valet. Embauché illico, il retape la maison de son « maitre », un jeune aristocrate un brin paresseux qui répond au prénom de Tony (James Foxx). Décoration, cuisine, entretien et autres tâches quotidiennes…Barrett est à la totale disposition de Tony. Rapidement leur relation devient étrangement ambiguë. Tony ne lui parle pas de sa fiancée Susan et lorsque les présentations ont lieu, la tension grimpe. Alors que le Maitre de maison et sa compagne profitent des plaisirs de la vie et évoquent des utopies, le valet semble préparer quelque chose dans sa cuisine. Sa servitude est-elle vraiment honnête ? Alors qu’il intègre sa sœur Véra (Sarah Miles, hot!) comme femme de ménage dans la demeure de Tony, la tension va encore monter d’un cran. Femme mystérieuse et libérée, elle ne met pas longtemps à exciter son patron…Mensonges, manigances, rapports de forces et effets de miroirs : Bienvenue dans The servant !
UNE HISTOIRE DE RAPPORTS
The servant est pour moi l’ultime film de Joseph Losey, son chef d’œuvre et un de mes films préférés de tous les temps. Au cœur du film : la destruction d’un être par un autre mais SURTOUT les rapports de force. Déjà, le plus évident : une différence de classe sociale. Au début du film le réalisateur laisse planer le doute. Hugo Barrett s’intègre au décor bourgeois avec aisance et a l’apparence d’un aristocrate. Mais non, c’est lui qui se présente comme valet et l’homme affalé dans son fauteuil est le Maitre de maison, Tony. Losey joue des plongées/contre plongées pour montrer que le valet est étrangement en position de dominant. Mais dès lors que Tony s’éveille, il explique à Hugo quelles seront ses tâches de domestiques, il se lève, s’élève et prend alors dans les plans la position du dominant à son tour. Et tout le long du film, Joseph Losey s’amusera à inverser les rôles et à jouer sur l’ambigüité. Qui mènera la danse au final ?Difficile de parvenir à le deviner même si l’on sent que Barret ,le valet, a bien plus de perversité et de jugeote que son jeune maitre légèrement candide.
Valet mais pas trop, Barrett effectue bien plus que des tâches de valet traditionnel. Il décore la maison de Tony, se permet de donner son avis et va progressivement s’immiscer dans sa vie personnelle. Assez naïf, Tony ne voit rien venir et ne fait que reconnaître la motivation et le dévouement de son unique employé. Mais les choses se compliquent avec l’introduction de Susan, la fiancée de Tony, qui est invitée pour diner à la maison. La femme et le valet ne s’apprécient guère, dès les premières secondes les pics fusent. C’est l’occasion de bien montrer au spectateur, s’il ne l’avait pas encore remarqué, que la relation patron/employé est loin d’être traditionnelle et complètement teintée d’une homosexualité refoulée. Barrett est toujours au petit soin pour son maitre, anticipe rapidement ses désirs, lui chauffe les pieds quand il prend un coup de froid pour lui éviter de tomber malade (cette scène un poil fétichiste nous montre que dès le départ les hommes vivent des situations « de couple »).
C’est ainsi qu’au rapport de classes (Barrett ne peut qu’obéir à Tony, c’est lui qui le paye et Tony ne se gêne pas pour bien rappeller à plusieurs moment que c’est bien lui le boss de la maison) on passe aux rapports de forces plus ou moins sentimentaux. Et à partir de ce moment là, il devient très compliqué de garder le contrôle de la situation…
Cette idée de parler d’une homosexualité latente se retrouve dans une scène au restaurant où la caméra de Losey s’éloigne des personnages de Tony et Susan pour se concentrer sur des protagonistes inconnus qui se lancent des pics de jalousies (d’abord deux prêtres et ensuite deux femmes..). Tout est dans le sous entendu…
LA MAISON
L’arrivée de Barrett dans la maison est assez énigmatique et vertigineuse. Losey nous fait rentrer dans le décor principal de son film. Une grande demeure, pleins de mouvements de caméra, un imposant escalier et de multiples miroirs. L’escalier peut de suite être perçu comme le reflet des statuts des personnages. Qui au final arrivera en haut des marches ? Les personnages passeront leur temps à les monter ou les descendre ou à y projeter leur ombre. Mais plus important encore sont les miroirs. Ils sont là pour nous rappeler que chaque personnage renvoie à l’autre un reflet, une projection de lui-même. L’autre est un miroir. Mais quand on est pas sûr de qui l’on aen face de soit, ce miroir peut être (comme dans le film) légèrement déformé. Au scénario, Harold Pinter (qui adapte une fois de plus avec finesse et génie un livre comme c’était le cas pour le film Accident) s’efforce de rendre chaque personnage ambivalent afin de plonger le spectateur dans le doute le plus total. Chacun est donc ici tour à tour charmant, effrayant, méprisant, doux ou dangereux. Ou plus simplement, chacun alterne entre la place de « dominant » et celle de « dominé ». La maison de Tony est peut être une métaphore de sa personne, de son âme. Barret y pénètre, y impose sa personnalité, son empreinte. La maison est le plus grand signe extérieur de la richesse de Tony et elle est tenue par son valet. Il lui donne en quelque sorte le pouvoir de moduler son quotidien, de tout savoir de ses habitudes.
QUI EST QUI ?
Tony est un aristocrate qui a le projet de créer une sorte d’Eldorado. Mais il ne semble pas y consacrer beaucoup de son temps, préférant se prélasser ou passer du temps avec Susan, avec qui il compte un moment se marier. Tony est un homme faible, influençable. Il se laisse tour à tour guider par Susan ou Hugo. C’est un paresseux qui a tout sans ne rien faire. La seule chose qui lui échappe c’est peut être donc le relationnel, l’amour , la sincérité : ces choses que l’on n’achète pas.
Hugo Barrett est un homme dévoué mais qui ne manque pas de personnalité. Il n’est pas là pour se mêler à la décoration. Plus le temps passe et plus il donne son avis et tente d’avoir une influence sur la vie de Tony. Le fait de le manipuler lui permet alors de se sentir supérieur à lui et cela semble lui donner une énorme satisfaction. Barrett apparaît comme un personnage dont il faut se méfier, dont les intentions sont extrêmement floues. Dirk Bogarde, son incroyablement talentueux interprète, lui offre une certaine virilité qui s’oppose à l’allure plus distinguée et précieuse de Tony.
The servant c’est avant tout l’histoire de ces deux hommes qui passent par toutes les possibilités de relations d’homme à homme : patron/employé, amis, ennemis, amants fantasmés…Les femmes ont leur importance dans ce monde mais ne semblent être que des pièces stratégiques pour assouvir les ambitions des messieurs. La relation de Tony et Susan sonne souvent faux. Leurs baisers sont furtifs, dénués de passion. Susan a du caractère, elle parvient souvent à imposer ses avis et a une influence sur Tony. C’est quand elle le domine légèrement que Tony en est le plus fou. Mais dans le fond, il l’aime surtout pour son côté disponible.
Mais son désir pour elle n’est rien face à celui, par exemple ressenti pour Véra la sœur présumée de Hugo. Nous disons bien présumée car nous apprenons par la suite qu’elle n’est autre que la fiancée de celui-ci. Une fiancée qui semble s’être engagée auprès de son amoureux pour exécuter un plan machiavélique que l’on a bien du mal à cerner…Véra est interprétée par Sarah Miles, beauté fulgurante entre femme fatale (ses croisements de jambes sont restés mythiques pour bien des cinéphiles) et femme faussement enfant (un don inné pour jouer de sa moue). Quand Tony cède à la tentation avec Véra, la tension sexuelle monte au maximum au point que ça en devienne érotique. Pourquoi une telle montée de désir ? Parce qu’elle est juste sublime ? Parce que c’est une « fille du peuple » ? Ou plutôt parce que c’est la sœur de Barrett et que cette idée l’excite terriblement ? Encore un sous entendu d’homosexualité refoulée…Véra est une fille manipulatrice, belle et un brin vulgaire. On sent rapidement qu’elle n’est qu’un jouet entre les mains expertes de Hugo mais par moments la tendance semble s’inverser…Décidément, au jeu de l’amour, difficile de savoir qui commande !
DEHORS
A l’extérieur de la maison, il neige. Parfois il y a beaucoup de vent, un vent qui souffle et semble emporter toutes les feuilles sur son passage. Mais surtout, il neige. Quand on y réfléchit bien, la neige peut être une sorte de représentation de l’amour ou du désir. La neige tombe délicatement puis recouvre et au bout d’un moment elle fond…Tony va se laisser recouvrir par Barrett mais une fois que tout aura fondu , parions que plus rien ne sera comme avant.
UNE LUDIQUE DESCENTE AUX ENFERS
Ce qui fascine dans The servant, c’est que tout semble réglé au millimètre, à la seconde près. Joseph Losey déploie une mise en scène d’une rigueur, d’une beauté et d’une cohérence ahurissantes ! Tout est parfait, tout a du sens et tout captive. Pendant 1h50, il plonge ses personnages et le spectateur dans le doute, le trouble, dans univers noir et pourtant si familier. Chaque son, chaque mot, chaque geste semblent avoir une importance cruciale, susceptible d’inverser les positions des uns et des autres et de les heurter au plus haut point. The servant est la descente aux enfers d’un jeune aristocrate, perdu face à ses désirs et une identité de plus en plus floue. Dans la dernière partie, alors que tout fout le camp (stratagème de Barret et Véra révélés au grand jour ; liaison de Véra dévoilée à Susan…) l’aristo et le valet se retrouve seuls dans la maison. Les jeux de rôles se déploient alors comme jamais. Ils jouent comme deux gosses dans l’escalier, Barret finit par parvenir à complètement soumettre Tony. Il a réussi son objectif : se rendre indispensable. Losey continue alors à nous bluffer en multipliant les plans sublimes et les séquences brulantes d’intensité à l’image de cette mystérieuse, effrayante et sensuelle partie de cache-cache…
Film noir, audacieux, totalement cruel tout en restant extrêmement sensible : The servant est un chef d’œuvre indispensable. Chaque vision nous permet d’y découvrir de nouveaux détails, de saluer la minutie d’un réalisateur de génie. Rares sont les films à nous faire passer par tous les états, c’est le cas de celui-ci, virtuose et sans espoir.