(Ce mot à Juan Asensio a été publié par mon correspondant sur son blog.)
Le mot inscrit en objet, cher Juan Asensio, pourrait être la traduction moderne, banalisée et anglosaxonne du nom d'un démon que les Pères de l'Eglise redoutaient particulièrement: le démon de l'acédie, ou encore démon de midi.
Si je ne vous ai pas répondu depuis deux mois, c'est - l'analyse vous intéressera peut-être - que nos relations étaient bloquées par une écharde minime. Je vous avais promis un texte et ne pouvais ou ne voulais le faire. La foire du livre de Belgrade comme thermomètre du monde, tout le monde s'en fout. J'avais commencé par évoquer les années où cette foire rassemblait un demi-million de visiteurs (sur un pays de 10 millions soumis au blocus), dans une kermesse joyeuse sentant la grillade de porc, la bière et la fumée. Les années Ognjen, ainsi nommées à cause du colossal directeur de l'Association des éditeurs - et donc de la foire -, et dont le prénom signifie "homme de feu". Poète, apparatchik, coureur, noceur, plaisantin... la dolce vita de l'ex-Yougoslavie lui avait valu ses problèmes vasculaires, le délire haineux des années 90 son apoplexie, et la chute de Milosevic, la malemort.
Requiem. Mais pourquoi voulais-je parler de cet homme? Parce qu'il avait quelque chose du "colosse de Maroussi" de Henry Miller. L'humain homérique, entier, impénitent, généreux. Servant le système parce que l'ordre sans liberté lui semblait plus supportable que la liberté sans ordre. Parce que ces colosses flairaient spontanément, organiquement, les interstices du système qu'ils ne prenaient jamais au pied de la lettre. Ils le dominaient et l'utilisaient par leur humour tandis que nous, opposants puritains, lui succombions par manque de recul. Il savait que l'idéologie, quelle qu'elle fût, n'avait aucune importance. Il soignait l'amitié, amolissait l'"appareil" par le réseau.
Il avait ainsi présidé - sa fonction l'y contraignant - à l'octroi d'un prix littéraire à Mira Markovic, la goule-présidente, dont l'absence à la prison de La Haye explique à elle seule la brillante et digne tenue de son de mari devant ses juges. Elle était la véritable et seule terreur du régime. Sociologue, docteur h.c. des universités de Moscou, Pékin et autres capitales pourvoyeuses de ravitaillement dans les années dures. Jalouse, doctrinaire, épurationniste, manipulatrice. Chroniqueuse, avec ça, dans un magazine en vogue, où elle tenait des blocs-notes d'un narcissisme, d'un pompiérisme et d'un vide béhachéliens - la prolixité mise à part. Que pouvait faire un éditeur, fût-il roi de Belgrade, sinon lui décerner des prix? Le soir même de cette faute de goût tragique, nous dînions au "Club des écrivains", le creuset des potins du tout-Belgrade, lorsque mon ami et auteur Momo Kapor a débarqué dans l'intention manifeste de brocarder son ami Ognjen.
Artiste éminent, esprit libre, brillant causeur, humoriste hors pair, Kapor assassina ce soir-là son ami à coups d'épigrammes, inventant à la lauréate des talents littéraires qu'elle ne possédait évidemment pas. La salle entière, avec tous ses flics, sycophantes et mouchards, en riait aux éclats. Cette nuit-là, mon compère Yvon-dit-Pépère, avec qui je partageais une chambre au Palace, ne parvint plus à se ressaissir. Son fou rire compulsif le tint éveillé jusqu'à l'aube. "Salaud de Kapor! Ah, le gredin!" répétait-il. Cette nuit-là, Pépère enrichit la langue française d'un verbe et d'un substantif nouveaux: "se faire momokaporiser" et "la momokaporisation" (ou "momokaporitude"). Cette soirée, il en parle encore, alors que dix ans et plus ont passé...
A chaque époque ses hommes. Les Ognjen ont disparu de la scène. Certains, à des postes plus "sensibles", ont fini en prison. Les remplacent des figures pâles et réversibles, sans passé, sans péchés car ignorant le bien. Economistes, gestionnaires, avocats.
Dans l'autre temps, ce XXe siècle que nous ne comprenons déjà plus, l'ouverture de la foire du livre de Belgrade était un événement national. La première chaîne la transmettait, chaque année, à dix-huit heures. Peu d'officiels à la tribune, mais des figures littéraires de premier plan: Zinoviev, Haldas, Volkoff, Handke...
On ne comprend pas l'importance de cette liturgie si l'on ne se souvient qu'en ce temps là, même la fédération yougoslave des joueurs d'échecs aveugles avait été exclue de la fédération mondiale à cause des crimes serbes; qu'un simple séjour dans ce pays pouvait vous valoir des ennuis chez vous - ainsi de Bobby Fischer, le génie des échecs, emprisonné et poursuivi pour violation de l'embargo; et qu'un diplomate occidental de grand talent fut cassé pour avoir importé quelques centaines de savons et un ordinateur. Pourtant des écrivains venaient. Non seulement par protestation, mais parce qu'ils retrouvaient, à Belgrade, une société encore simplement et profondément attachée au livre.
On était sans façons. L'année où Handke était venu inaugurer la Foire, il avait fallu lui faire la chasse dans la capitale. Ne sachant toute la journée où il se trouvait, le grand Ognjen m'avait affecté une voiture de fonction et quatre policiers pour le retrouver. Je finis par le trouver, une heure avant son passage télévisé en direct, dans un restaurant des bords du Danube, avec son traducteur. Il me fallut encore écluser une bouteille de blanc avec eux, condition pour que Peter se déplaçât. Nous sommes arrivés sur la tribune une minute avant la transmission. Handke a parlé, en improvisant, pendant plus d'une heure. Lorsqu'il acheva, son traducteur n'en pouvait plus et la télévision avait depuis longtemps rangé ses projecteurs. Mais la grande halle de la Foire l'écoutait encore, religieusement...
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Mais ces temps sont révolus. L'occidentalisation n'est pas qu'une affaire d'économie et de politique. C'est, avant tout, une expérience anthropologique. On remplace des types humains par un modèle nouveau et unique. Comme Zinoviev l'avait prédit, cela commence par le haut, tout en haut, puis l'on descend.
Je retourne toutes les années, fidèle, à la foire de Belgrade. Plus de prix politiques, plus de persiflage, plus d'opposition. Mais un marché multimédia où l'on vend aussi des livres. Et où l'on essaie, sans conviction aucune, de se persuader que le livre est une marchandise comme les autres...
A fourbe, fourbe et demi: le démon s'ingénie à vous faire achopper sur un point de détail et en faire une montagne. Vous vous ingéniez à la contourner. Ma note de journal me paraissait impubliable - mais je vous la devais. D'où procrastination. Je vous ai donc écrit pour m'en expliquer - et le ton juste, ou qui me paraît tel, m'est venu! Voyez, librement, si mon témoignage vous peut servir.