On devient sage avec le temps
Je suis fatigué de rêver
Triton de marbre usé par les pluies et les vents
Sous le flot des fontaines ;
Et tous les jours je contemple
La beauté de cette femme
Comme si j’avais trouvé dans un livre
Le portrait d’une beauté,
Heureux de m’en emplir les yeux
Ou les oreilles attentives
Enchanté de n’être que sage
Puisqu’on ne l’est qu’avec le temps ;
Et pourtant, et pourtant,
Ceci est-il mon rêve, ou la vérité ?
Ah, je voudrais que nous nous soyons rencontrés
Au temps où je brûlais ma jeunesse !
Mais j’ai vieilli parmi les rêves,
Triton de marbre usé par les pluies et les vents
Sous le flot des fontaines
William Butler Yeats, extrait de Les Cygnes sauvages de Coole, édition bilingue, trad. Jean-Yves Masson, Verdier, 1990, P. 32
Men improve with the years
I am worn
out with dreams
A weather-worn, marble triton
Among the streams ;
And all day long I look
Upon this lady’s beauty
As though I had found in a book
A pictured beauty,
Pleased to have filled the eyes
Or the discerning ears
Delighted to be but wise,
For men improve with the years ;
And yet, and yet,
Is this my dream, or the truth ?
O would that we have met
When I had my burning youth !
But I grow old among dreams,
A weather-worn, marble triton
Among the streams
Essai de traduction de Gabrielle Althen :
Je suis usé à force de rêver
Usé par les intempéries, triton de marbre
Dans le courant des fontaines
Et à longueur de journée je contemple
La beauté de cette dame
Comme si j’avais trouvé dans un livre
Le portrait d’une beauté
Content de m’en emplir les yeux
Ou bien les oreilles averties
Enchanté de n’être que sage
Car les hommes gagnent avec le nombre des années
Et cependant, cependant,
Est-ce là mon rêve, ou vérité !
Ô s’être rencontrés
Du temps de ma brûlante jeunesse !
Mais à rêver je suis devenu vieux
Usé par les intempéries, triton de marbre
Dans le courant des fontaines
Note de Gabrielle Althen :
Jeu avec la traduction et avec le poème qui laisse beaucoup
de zones d’ombre. (Que signifient ces oreilles qui perçoivent bien ce qui vient
à elles et qui seraient clairvoyantes ? Est-ce à propos de la vie et du
destin, du désir et de l’amour ?). Mais ce jeu pourtant sans prétention avec
le poème me livre l’extraordinaire qualité de l’agencement, de l’ajustement
même, de ses images. Qu’on y pense : un triton, mi-homme, mi-poisson, soit
le masculin de la sirène, soit encore un homme qui n’est plus un homme à partir
de la ceinture. Ce triton qui eût pu apparaître comme une divinité des eaux, n’est
ici que statue, statue de marbre, de pierre, sans vie, usée, dans le courant
qui coule de la fontaine, rêves, eaux, temps et amours passant autour de lui.
L’opposition, comme souvent chez Apollinaire, est de ce qui demeure et de ce
qui s’écoule.
La matrice est magnifique.
Mais il y a aussi ses accidents, ce contentement à contempler la beauté, et, plus complexe, le contentement de ne pas y toucher : the discerning ears qui se retrouvent ici et la sagesse acquise du fait des ans. C’est, ou ce serait si le poème y croyait, le contentement de ne plus consentir au désir. On pouvait cependant dès avant se demander ce que pouvait signifier pour le désir cette parité bizarre de la contemplation d’une dame et de celle d’un portrait dans un livre. C’est à en avoir ce qu’en français on appelle la puce à l’oreille, (encore ces discerning ears ?) En fait, le poème ne va pas sans rouerie, mais il en propose des balises. Du reste il va aussitôt pivoter sur lui-même, And yet, and yet, et ce pivot en transforme la donne, le désir demeurant, privé du pouvoir de se réaliser, le contentement tournant au regret et le tout rendu à l’âge, à la pierre, à la statue.
Il me semble avoir lu quelque part dans le journal de Julien Green que le legs qu’il aurait voulu transmettre aux jeunes générations était que « le cœur ne vieillit pas ».
contribution de Gabrielle Althen
W.B. Yeats dans Poezibao :
Bio-bibliographie, L’Escalier en spirale (parution), extrait 1
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