De Louis-René des Forêts (1918-2000), on connaît surtout les romans, notamment Le Bavard, Les Mendiants, ou encore Ostinato sorte d’autobiographie lacunaire, fragmentaire. Œuvre fort estimée et célébrée, que ses problématiques et son exigence ont placé parmi les tentatives les plus intéressantes du xxe siècle. « Une écriture de notre temps », ainsi Yves Bonnefoy résumait-il le travail de Louis-René des Forêts en 1988 dans La Vérité de Parole. La collection Poésie de Gallimard propose ici un petit livre où sont rassemblés les deux ouvrages poétiques de Louis-René des Forêts : Les Mégères de la mer, (Mercure de France, 1967), ainsi que les Poèmes de Samuel Wood, (Fata Morgana, 1988). Le tout est précédé d’une très belle préface de Richard Millet, qui replace la poésie de des Forêts au sein d’une constellation littéraire où l’on retrouve entre autres Bataille, Leiris, Simon, et analyse avec finesse le vers de L.-R. des Forêts ; puis qui tente d’interroger la mutation qui s’est opérée d’un recueil à l’autre.
Les Mégères de la mer sont un long poème où se joue une troublante quête de l’origine, où le poète se montre aux prises avec les souvenirs confus de la mère, des lieux de l’enfance et des mégères, ces « vieillardes, accroupies dans leur repaire, / Epelant aux vents d’avril leurs cris rouillés de harpies » (p. 22). La fascination hypnotique que suscite la remémoration de la scène d’enfance, scène capitale, mythique, le fait se pencher avec extase et horreur sur les jours enfuis. Mais ce qui frappe d’emblée, c’est la haute densité du vers de des Forêts, dont la longueur et l’exubérance verbale donnent aux laisses de vers un souffle épique bien rare dans la poésie contemporaine. Richard Millet résume bien cette richesse et ce dynamisme poétique, qui ouvre sa préface sur ces mots : « Ostentatoire, somptueuse, procédant par dévoilements énigmatiques ou éclaircies ténébreuses, mais d’une évidence en fin de compte saisissante […] » (p. 7). Un style d’écriture qui contraste fortement avec la grande discrétion dont a toujours fait preuve des Forêts.
Comprends-moi dont la svelte gloire est aujourd’hui éteinte,
Cette citadelle agreste fut le théâtre de ma passion
Et dans ma mémoire souffrante qui est mon seul avoir
Je cherche où l’enfant que je fus a laissé ses empreintes.
(p. 26)
Il est impossible toutefois de prendre au premier degré cet enthousiasme poétique. Il y a une négativité qui vient bousculer la confiance du poète, mais elle n’est pas vécue dans la solennité et l’angoisse comme chez Yves Bonnefoy ou Jacques Dupin, encore moins sur le mode discret, voilé de Philippe Jaccottet. Il semble plutôt que L.-R. des Forêts joue à fond le jeu de l’ambiguïté du langage, vive à fond ses contradictions : nécessité du dire poétique, et impossible achèvement du projet de refaire vivre la présence perdue. Au fil de ses vers haletants, le poète tente de faire tenir ensemble l’imagination et l’ironie, l’élan poétique et ce qui le rend vain. Ici passe l’ombre d’un hémistiche classique, çà et là surgit un mot incongru, archaïque, quand ce n’est pas le poète qui semble rire lui-même de l’absurdité de son projet. Il y a quelque chose de consciemment emprunté, quelque chose d’échevelé, d’hystérique dans l’incandescence de ces vers – mais il y a aussi et surtout une confiance, un vrai et pur désir que des Forêts écoute et explore :
Emmuré dans les mots, tâtonnant dans la nuit des images,
Un enfant cruel en moi réclame de ne rien ensevelir
Et celui qui te parle est comme le rescapé d’un naufrage.
A les revoir attablées au mitan de leur froide alcôve
Dans l’envol de leurs crinières - et de quelles gencives friandes
Ces brèche-dents broutaient la fadeur des radis noirs !
Ô louches corneilles, ô veuves en haillons aux appétits de fauves !
Est-ce à moi de chanter la beauté de leur commerce immonde ?
(p. 23-24)
Les Poèmes de Samuel Wood sont d’un enthousiasme plus modéré, le ton s’y fait dans l’ensemble plus méditatif. La saturation adjectivale et la cadence infernale du vers laissent place à un discours mettant en scène une quête du sens plus recueillie, le débit est plus pondéré. Le poète interroge entre autres le mystère des visions poétiques, la consistance et le sens du travail poétique, mais aussi les pulsions du cœur, les rêves. On se dirige doucement vers la forme libre et fragmentaire d’Ostinato, qui conclura l’œuvre de des Forêts, ce si beau livre dans lequel la prose est comme contaminée par la poésie. C’est peut-être aussi vers le silence que l’on s’achemine, il semble qu’au fil des poèmes la confiance dans la parole se perd, car il lui est impossible de restituer l’harmonie de l’esprit, “la communion silencieuse, / Ce feu profond sans médiation impure” (p. 45). Mais non, le poète sait qu’il se joue quelque chose de fondamental dans l’écriture : faire résonner cette voix profonde, inextinguible, dont la poésie n’est que l’écho perpétuel : « Son timbre vibre encore au loin comme un orage / Dont on ne sait s’il se rapproche ou s’il s’en va. » (p. 73) Et même si l’on n’a pas réussi, avec nos pauvres mots, à retrouver ce chant, cette invocation orphique qui obsède des Forêts, c’est toujours un peu d’espace vital sauvé pour l’homme, une reconnaissance fraternelle de ses angoisses et de sa pauvreté.
Contribution de Maxime Durissoti
Les Mégères de la mer suivi de Poèmes de Samuel Wood
Poésie/Gallimard n° 442
96 p. – 4, 50 €
Sur le site Place des Libraires