Le combat contre les talibans remet en vogue la guerre antiguérilla, sur le modèle que l'armée française a connu en Algérie.
Seuls les imbéciles ne changent jamais d'avis, pourrait-on dire si l'on voulait commenter les nouvelles relations entre les talibans afghans et les responsables américains, pourtant engagés dans une guerre impitoyable depuis le 11 septembre 2001.
La nouvelle stratégie américaine en Afghanistan, basée sur une réconciliation avec les talibans, commencerait-elle déjà à porter ses fruits ? Face à l'inquiétante dégradation de la situation, y compris à Kaboul où les talibans frappent désormais au grand jour, l'Administration américaine a été contrainte de revoir sa copie. Désormais persuadée qu'elle ne pourra vaincre sans passer un accord de compromis avec ses ennemis, elle a laissé carte blanche au général David Petraeus, le nouveau patron du Centcom, le commandement central, qui supervise les opérations militaires à l'étranger. Lorsqu'il chapeautait les forces américaines en Irak, Petraeus a en effet réussi à y stabiliser la situation en retournant les tribus sunnites contre les djihadistes d'al-Qaida. Après deux ans d'efforts, les violences ont diminué de 80% et les perspectives d'implosion de l'Irak se sont éloignées. Les mêmes causes produisant parfois les mêmes effets, le général, devenu une star aux États-Unis, s'est vu chargé d'appliquer sa recette magique à l'Afghanistan : recruter les talibans modérés, ou pragmatiques, pour les pousser à combattre les militants d'al-Qaida et créer ainsi les conditions d'une paix durable.
«Un défi majeur pour les pays occidentaux»
Basées sur une manière classique - essentiellement militaire - de faire la guerre, les expériences irakienne et afghane ont rappelé à quel point le contexte stratégique a changé depuis la chute du mur de Berlin et la fin de la guerre froide. «Il existe quatre missions principales pour une armée : livrer une guerre interétatique, rétablir la sécurité intérieure, participer au maintien de la paix à l'étranger et faire de la contre-insurrection. Depuis 1815, en France, on glisse de l'une à l'autre. En général, une armée change de priorité tous les dix ou quinze ans», explique le lieutenant-colonel Goya, spécialiste de la guerre d'Algérie, et qui a beaucoup travaillé sur les questions de doctrine.
La fin des années 1990, avec, notamment, les guerres dans les Balkans, était dominée par le maintien de la paix. L'Irak et l'Afghanistan ont replongé les armées occidentales dans la contre-guérilla. Et face aux actions des rebelles ou au terrorisme international, les stratégies utilisées à Sarajevo ou à Pristina, pour ne pas parler des capitales africaines où la France est si souvent intervenue pour sauver les pouvoirs en place, ne fonctionnent pas. C'est même le contraire : plutôt que de la réduire, l'augmentation des troupes étrangères sur les terrains irakien ou afghan nourrit la rébellion. «C'est un défi majeur pour les pays occidentaux : plus nous sommes puissants et plus, en fait, nous sommes vulnérables», résume le général Vincent Desportes. Pour le patron du Collège interarmées de défense (CID), il faut absolument «penser autrement» face aux «guerres hybrides» ou «irrégulières».
S'assurer du soutien de la population
Penser autrement, c'est-à-dire promouvoir une approche globale du conflit, davantage basée sur la politique et sur la population que sur l'action militaire. Dans une guerre conventionnelle, le principal enjeu est la puissance respective des adversaires. Pas dans les guerres de guérilla. «L'insurgé est dans le peuple comme le poisson dans l'eau», disait Mao. Pour le vaincre, il faut donc s'assurer du soutien de la population. La séduire en vivant parmi elle et en la protégeant pour la ramener au cœur du projet politique, promouvoir la réconciliation avec ses ennemis, soutenir et légitimer le pouvoir local, mais aussi détruire les éléments considérés comme irrécupérables. «Si l'intervention militaire reste indispensable à la résolution d'un conflit, c'est sa capacité à susciter un environnement stable qui est décisive pour conduire la paix», affirme encore le général Desportes. Voilà donc les principes de contre-insurrection, qui avaient déserté les conflits depuis la guerre d'Algérie, de retour en Afghanistan, après avoir fait leurs preuves en Irak.
Pour les avoir utilisés en Algérie, en Indochine et dans les conflits liés à la décolonisation, les militaires français les connaissent bien. Ils ont même été théorisés par l'un des leurs, David Galula, saint-cyrien atypique, dans un livre - Contre-insurrection. Théorie et pratique - paru en anglais en 1963 et préfacé par le général David Petraeus. Peu connus en France à l'époque, les travaux de Galula ont en revanche fortement influencé la communauté militaire américaine, qui considère l'officier comme le principal stratège français du XXe siècle. «Le Clausewitz de la contre-insurrection», ose même David Petraeus, qui a rendu la lecture de Galula obligatoire aux officiers en partance pour l'Irak et a appliqué scrupuleusement toutes ses recommandations dans l'ancienne Mésopotamie.
Très populaires aux États-Unis, les leçons de Galula ont été enterrées en France. «Son livre est paru au début de la Ve République, à un moment où la guerre psychologique, révolutionnaire, était très impopulaire en France et avait quasiment été interdite par de Gaulle», explique Michel Goya. La défaite en Indochine et la perte de l'Algérie y sont pour beaucoup. Mais aussi les débordements entraînés par la guerre subversive sur la population algérienne. «Il y a eu deux courants de pensée de la contre-insurrection : celui des maréchaux Gallieni et Lyautey, en Algérie, qui visait à conquérir la population, et celui venu d'Indochine, beaucoup plus brutal, qui a laissé de très mauvais souvenirs et a décrédibilisé pour un temps la guerre révolutionnaire», explique le lieutenant-colonel Goya.
Avec le retour des guerres de guérilla sur la scène internationale, la contre-insurrection est redevenue à la mode à Washington, mais aussi à Paris et à Londres. Outre-Atlantique, elle a très largement inspiré le nouveau manuel de doctrine de l'armée de terre et du corps des marines, paru en 2006, et qui prône l'adaptation aux contre-insurrections du XXIe siècle. Le général David Petraeus prévoit d'appliquer le modèle irakien à l'Afghanistan après l'élection américaine : légère augmentation des troupes dans un premier temps afin de provoquer «un effet psychologique», ouverture de négociations avec les talibans non liés à al-Qaida et imbrication des militaires américains avec la population locale.
Considérés, à l'instar des Britanniques, comme des spécialistes de la guerre de contre-insurrection, convaincus depuis longtemps que la solution est davantage politique que militaire en Afghanistan, les militaires français ne participeront pourtant que de loin à l'expérience américaine. «Avec 3.000 hommes seulement sur le terrain, des officiers qui tournent tous les quatre ou six mois, il est illusoire de penser qu'on puisse avoir un impact sur la population. Notre action est forcément superficielle, limitée à l'écume des choses. Pour comparer, nous avions 400.000 hommes en Algérie, pour une population de 8 millions de musulmans», regrette un officier proche du dossier. Mais cette insuffisance en effectifs ne concerne pas seulement la France.
Comme Paris en Afghanistan, Londres a participé pour la première fois en Irak à une guerre de contre-insurrection sans en être le leader. Les deux capitales des anciens empires coloniaux n'ont pas toujours aimé les contraintes imposées par cette «coalition asymétrique», au sein de laquelle un seul grand pays, les États-Unis, fait véritablement la guerre. «Les armées européennes modernes sont trop petites pour être efficaces. Elles peuvent réussir dans de petits États comme la Bosnie ou le Kosovo, mais pas dans de grands pays comme l'Irak et l'Afghanistan. Il faut le reconnaître : nous sommes hors du coup, nous resterons marginaux…»
Rien ne dit pour autant que l'armée américaine, malgré sa puissance et ses effectifs, reproduira en Afghanistan le succès irakien. La recette risque d'être plus difficilement applicable à Kaboul qu'elle ne l'était à Bagdad.
Le caractère atypique des rébellions modernes
Très puissant sous Saddam Hussein et donc plus facile à rebâtir, l'appareil étatique a toujours été très faible en Afghanistan. Autre différence : l'Irak n'a jamais bénéficié du réservoir à rébellion que constituent les zones tribales du Pakistan, véritable base arrière de l'insurrection, presque impossible à «étanchéifier». Les efforts américains risquent aussi d'être mis en échec par le caractère atypique des rébellions modernes. Depuis un demi-siècle, les insurrections sont devenues à la fois plus dures à réduire et plus dangereuses qu'avant, notamment sous l'effet de la globalisation et de l'influence des fanatiques religieux, plus compliqués à maîtriser que ne l'étaient naguère les rebelles nationalistes. Petraeus lui-même reconnaît que le succès en Irak reste «fragile». «Ce qui marche à un endroit peut ne pas marcher ailleurs et ce qui fonctionne aujourd'hui peut ne pas fonctionner demain», a-t-il prévenu lors d'une visite à Paris le mois dernier. Dans tous les cas de figure, il faudra du temps pour que la situation s'améliore en Afghanistan. «De la bataille à la paix, il s'écoule habituellement dix ans», rappelle le général Desportes.
Source du texte : LE FIGARO.FR