Achevé hier le Murakami, Ecstasy. Envie de vomir. Comment supporter ces séances d'humiliation totale, de prostitution volontaire non de son corps mais de sa dignité, ce mélange scatologique et pornographique qui conduit à l'éradication volontaire de la personnalité, à la recherche de la déchéance la plus totale de son corps, souillé, salit, drogué et ruiné ? Comment encaisser, comme une voiture encaisse et amortit un choc, tel livre qui prétend dire et montrer dans tout sa maléficience la corruption des âmes, mais qui n'est lui même qu'un produit de la société qu'il abbhorre ?
Car si Murakami critique le Japon, qu'y a-t-il de plus japonais que son ouvrage ? Le style sec, le court récit à la première personne (1), et le thème d'une sexualité anormale sont des constantes de la littérature nippone, de Tanizaki à Mishima, en passant même par le si délicat Kawabata, pour ne citer que les plus connus. Mais c'est que Murakami récuse l'idée même d'une sensibilité personnelle au Japon, et donc la sienne. Quoi d'étonnant alors si sa propre œuvre s'enferre dans les contradictions d'un pays qui ignore l'individualité ?
"Vous parlez beaucoup d'une crise d'identité des japonais, mais en réalité, de mon point de vue, je n'ai pas l'impression que les japonais aient réellement une identité, au départ, et c'est ça le problème. En fait, l'identité est quelque chose que l'on établit lorsqu'on prend conscience de l'existence d'un "autre", quelque chose qui est différent de soi, et à partir de ce constat, on commence à se définir soi-même. Aux Etats-Unis, il y a toutes sortes de gens, toutes sortes de religion. Ici, au Japon, tous les gens, en gros, sont pareils. Donc, comment pourrions-nous établir une identité propre sans connaître quelqu'un ou quelque chose de différent ? Au fil du temps, les gens commencent à prendre conscience de cela, et c'est justement ce qui les ennuie. Ils se demandent : "Avons- nous réellement une identité ?" Ce n'est pas une remise en cause de ce qu'ils sont, mais une angoisse envers le fait qu'ils ne soient rien." (2)
Étrangement, un écrivain catholique comme Endô se révèle avoir la même analyse que Murakami. Dans une des nouvelles du recueil Douleurs exquises (2 bis), le narrateur qui est ici comme un double de l'auteur, se rend sur les traces des martyrs chrétiens, et laisse se préciser ses intuitions sur ces croyants qui l'ont précédé. Pour lui, la décision de l'apostasie ou du martyre ne relevait pas de l'individu, mais du village qui décidait pour tous, comme si la foi n'avait pas encore acquis le stade individuel et restait une affaire de famille, une affaire commune. Le thème est important pour Endô, puisque sa croyance est née dans les larmes et se trouve encore marquée dans les esprit par ces pleurs. Dans Silence, il évoque les missionnaires portugais, et leur apostasie suscitée par ce peuple dont ils ne savent jamais vraiment s'il croit, et à quoi. Pour Endô, le Japon est un marasme, un marécage qui pourrit ce qu'on y plante, incapable de faire l'expérience du péché et de Dieu. Murakami lui-même évoque la question par la bouche d'une prostituée étrangère (Dans Miso soup (3)) : pourquoi les Japonais se soucient-ils aussi peu de Dieu ? La réponse lui fut fournie, dit-elle, par un journaliste libanais. Les Japonais n'ont pas connus les invasions, ou mené de guerres à l'exérieur - hormis une qui s'est soldée par des massacres ignobles et la Bombe immonde, par une défaite matérielle et sprituelle radicale, qui les a convaincu de ne pas se mêler à l'étranger (4). Ils sont toujours restés entre eux, sans l'autre. Étrange réponse qui ne parle pas de Dieu. C'est sans doute le concept de l'autre qui est ici le mot de l'énigme. Sans "autre" pas de "moi", pas de "Tout Autre". Pas de foi personnelle.
Alors, ce Murakami, qu'est-il réellement, qui se soucie de l'expérience du divin mais n'écrit que la déchéance ? Car Murakami écrit, malgré tout. S'agit-il là d'une salvation par l'écriture ? Pas même; dans la postface à In the miso, l'auteur a des mots terribles pour parler du rapport du monde et de son art : il évoque sa "lassitude et [s]on dégoût". Le passage qui précède évoque certaines terribles affaires qui secouèrent l'archipel nippon, comme cette tête d'enfant retrouvée sur les grilles d'un collège. Pourtant, Murakami ne dit pas être dégouté de ce qui est arrivé, mais de ce qu'il lui a fallut endurer pour transcrire cette décadence. Pourtant même cette "mise à l'épreuve de [s]on imagination" n'est pas suffisante; la société dégère plus vite que ses propres tourments. Murakami a une vision à la fois très humble, très aimante de la littérature qui "consiste à traduire les cris et les chuchotements de ceux qui suffoquent, privés de mots". Mais cet impératif est également un fardeaux insupportable tant la dégénérescence terrible qui est en cours est fatale, irreversible, ne contenant "aucune graine d'épanouissement". On saisit ici sur le vif les souffrances de l'auteur contraint à traduire ces hurlements de dégénérescence, d'en subir la transposition dans son imagination, comme s'il n'était qu'un médium trop sensible que la monstruosité du monde peut secouer en tous sens sans lui en demander permission. Devoir pas même morale semble-t-il, mais simplement là; il lui faut écrire, trier les déchets, poursuivre de son imagination la réalité qui fuie et s'effiloche. Alors, salvation de l'écriture qui donne mot aux sans parole ou simple torture masochiste ? Difficile de trancher en ce qui concerne un auteur aussi ambigu et aussi tourmenté.
On remarque que dans son entretien, Murakami ne cite aucun de ses contemporains, si ce n'est Haruki Murakami (aucun lien, si le nom est le même), et encore, de manière particulièrement détournée, puisqu'il rappelle qu'il a traduit en japonais Carver, écrivain dont il avoue peu goûter la prose. C'est que Haruki est un écrivain complexe, délicat, au style narratif très personnel - un contre-exemple de ce que dit Ryû du Japon. Haruki s'est exilé dans les années 80, trouvant la société japonaise trop rigide, avant de revenir suite aux tremblements de terre de Kobe et de l'attaque au gaz sarin, la fragilité et la douleur de son pays l'ayant ému. Un être qui pâtit est toujours un être délicat, et ce qu'il en dit est plus convaincant que la violence de Ryû.
Haruki Murakami use aussi de la violence et de l'érotisme. Mais dans des proportions ordinaires, quoique manifestement oniriques (meurtre et dévoration des chats ou la scène d'amour avec la bibliothécaire somnabule dans Kafka sur le rivage (5)). L'auteur met en scène un quotidien qui glisse vers la magie, donc un quotidien doué d'âme, d'émotion, de singularité... Tout ce que Ecstasy (6) refuse au Japon moderne. Haruki crée, narre, invente. Il fait rebondir l'héritage japonais. Il trame une sensibilité originale. Il est un contre-exemple incarné.
Mais peu importe la situation d'un pays particulier, c'est de littérature dont il s'agit; et de littérature nous pouvons juger sur pièce. Ecstasy est une abomination malodorante précipité avec un art et une écriture véritablement parfaits, mais, parce qu'elle ne s'ouvre sur RIEN (Reiko est appelée "un trou noir"), n'est qu'une littérature satanique : son verbe est faux, faussé plutôt que néantisé, ne créant nulle sortie et nul sens, s'essayant à manifester ce qui ne peut l'être : le vide de l'âme, ou plutôt une âme vidée. Le masochisme, c'est au moins le mérite du livre que de l'établir, est avant tout moral, ou plutôt éthique. Le masochiste joui d'aimer sa dégradation, dont il doit par ailleur souffrir pour qu'elle en soit une, et savoure la bassesse de cet amour honteux. Et le sadique de jouir d'amener ses proies à désirer cette perversion. J'ai dit : perversion morale, mais il ne s'agit pas vraiment de morale. La dégradation est charnelle, physique; c'est la personne même qui est avilit, pas son système de valeur. En-deçà des superstructures idéologiques, les jeux malsains du trio réduisent la personne au rien, au moment où elle se dégrade au rang de chose, d'objet, au désir de s'anéantir, tel le narrateur, et de se sacrifier, de s'humilier dans une honte totale aux pieds de la dominatrice. Ce livre présente tout les symptômes classiques d'une présence diabolique : inversion des attributs humains retournés non en leur contraire (ce qui serai encore créer) mais en leur abscence, car les qualité du démons n'en sont pas, créées à partir de simples manques. Là où le verbe crée, Ecstasy détruit.
Je rappelle souvant que la littérature peut forger les âmes, faire les morales, édifier les peuples et construire les nations. L'œuvre d'Haruki tend peut-être à cela. Car si le peuple manque d'être, la littérature peut lui donner, lui révélant le sens de son passé, les possibilités de son existence, la manière de construire du neuf à partir de l'histoire. Ryû cherche seulement à envoyer une impulsion électrique pour réveiller le corps vendu et vide de l'époque - mais peut-être l'intensité trop forte risque-t-elle de provoquer l'arrêt cardiaque plus que le sursaut vital.
Etrangement, le correpondant français de Murakami serait Houellebecq. Car Houellebecq ne cherche pas une salvation dans ce qu'a à lui offrir son pays. C'est une résignation à la Schaupenhauer, et c'est tout. Pourtant l'auteur de la Possibilité d'une île croit à l'amour, ou plutôt croit à la croyance en l'amour. Sa sensibilité française et très anglo-saxonne lui fait trouver malgré tout du sens aux histoire les moins cohérentes, lui fait faire de chocs individuels une histoire, justement, pas un chaos. On dit souvent que Houellebecq écrit mal, ou plat, et c'est faut. Il y a seulement que sa prose doit être lue avec lenteur, ou plutôt qu'avec lenteur, posément; pesant chaque tour de la phrase qui laisse se deviner l'œuvre d'un subtil scalpel psychologique, chaque membre qui dégage un parfum d'autopsie des motivations et des retournements de l'esprit dans la plus grande tradition du roman français. Un style ne se réduit pas aux vers blancs, à un champ lexical développé ou au nombre de propositions emboîtées de manière sinueuse sur trois cent pages. Un style c'est d'abord une voix, un accent particulier qui transforme des noms communs en vocables adéquats à une situation donnée. Un style c'est une manière de montrer et de voiler, le processus de naration et de décrochement de la narration. Bref, de ce point de vue, la langue de Houellebecq est d'un classicisme authentique : celui qui renouvelle ses racines. Houellebecq est donc sans le savoir un Ryû et un Haruki : féroce peintre de mœurs, délicat poète des mouvements du cœur et des corps, créateur d'histoires et de personnages, violent et délicat tout à la fois. Ainsi, bien que grevée par une cohorte nombreuse d'imbéciles qui mériteraient qu'un Ryû romance de façon coprographique la turpitude métaphysique et l'indigence morale, la littérature française peut s'ennorgueillir de posséder encore l'un des meilleurs écrivains mondiaux, qui n'a pas à rougir devant ses confrères. Même s'il m'est douloureux que cet homme soit aussi près du nihilisme.
(1) En japonais, "roman" s'écrit 小説 où le premier kanji signifit : petit, et le second opinion, rumeur. Le sens est donc bien récit, qui pèse fort sur la forme romanesque.
(2) Entretien que l'on peut lire ici.
(2 bis) Shûsaku, Endô. Douleurs exquises. Paris, Le livre de poche.
(3) Murakami, Ryû. Miso soup, Arles, Piquier.
(4) Le kanji 外 (soto) qui signifie l'extérieur - extérieur à l'entreprise, la famille, etc. - sert aussi à dire l'étranger (外人 - gaijin). C'est un concept qui structure très fortement la pensée japonaise : l'autre est l'étranger à ma cellule, pas d'abord une altérité, mais un non-familier.
(5) Murakami, Haruki. Kafka sur le rivage, Paris, Belfond.
(6) Murakami, Ryû. Ecstasy, Arles, Piquier.