Le style d'Ellroy, bien qu'ayant singulièrement évolué au cours de son œuvre, a toujours été caractérisé par ce que j'appellerais la frontalité, à savoir un attribut typique du roman pop américain. Au contraire du roman français qui croit aux sujets et à leur permanence, leur substantialité, les américains croient aux événements, c'est-à-dire au fait que les choses, les êtres, les actions et les sentiments sont des affections temporelles.
Cela se traduit dans la narration. Là où Balzac introduira lentement un personnage, ou plutôt sa famille, par conteneurs successifs, pays, ville, quartier, maison, chambre, - Ellroy débutera en pleine action son White Jazz, le narrateur déboulant dans un rade à bookmaker. Nous comprenons que c'est un flic, et un flic pourri, à même la narration de l'action et non pas dans une description explicite. Balzac, puisqu'il voit le personnage comme une chose, le cadre précisément, il l'inclut dans des repères fixes qui le situent précisément sans aucune possibilité d'incertitude. Il l'enchâsse dans des espaces statiques successifs.
On pourrait faire le parallèle avec la peinture. Ainsi, les tableaux de la Renaissance organisés selon les règles de la perspective étagent des espaces successifs qui assurent une homogénéité narrative, les différents plans correspondant aux différents temps, le personnage prit dans un réseau de relations rationnelles censé correspondre à la réalité du monde.
A l'inverse, les romans d'Ellroy seraient l'équivalent du pop'art. Une frontalité brute, comme dans la Marilyn de Warhol, gros plan, absence de cadre, platitude. Le personnage n'est pas intégré dans le monde, mais est le monde. Vinci et la Renaissance exécutent leurs tableaux en essayant de reproduire le monde. Ils ne tentent que de produire une copie la plus fidèle possible, censée correspondre à l'idée qu'on se fait de la réalité du réel : organisation rationnelle et linéaire, harmonieuse du temps, de l'espace, des choses et des personnes.
A l'inverse, le pop'art, ou bien encore les peinture très frontales d'Egon Schiele, où la perspective est écrasée, le cadrage décentré et les lignes déformées par le point de vue subjectif tentent non d'imiter ou de reproduire le monde, mais de produire une vérité sur le monde. Ainsi la sensualité, la tension ou encore le tourment des corps chez Schiele est rendue par la perspective, certes très peu imitative, dans la quelle est placé le corps, ou le paysage. En même temps, cette peinture produit une réalité plus authentique, parce que plus proche des conditions vécues de la perception, plus phénoménologique.
Ellroy ne s'embarrasse pas de cadre, car il ne s'essaye pas, contrairement à ce que certains critiques littéraires s'imaginent, à une reproduction particulièrement fidèle du Los Angeles des années 50. Il tente de produire une vérité au sujet de cette époque, et partant sur l'essence de l'homme, de la civilisation, qui est toujours passée par les processeurs et catalyseurs historiques que sont les villes. Ellroy nous redonne l'histoire de Caïn et Abel, il nous parle de l'urbanisme et du fond de crimes qui sous-tendent l'humanité, de ces hommes mauvais qui font le monde, qui le produisent, et à qui il faut tendre les bras pour accéder à la vérité (comme le dit l'introduction d'American Tabloïd).
Les romans d'Ellroy sont processuels, mais révèlent une vérité éternelle, le fond criminel humain, une vérité en devenir et du devenir, nous présente une vérité dans son évolution et sa constitution, celle de la création de mondes ("L'Amérique n'a jamais été innocente"). On voit dès lors pourquoi les personnages ne sont pas des choses enchâssées dans un espace homogène et linéaire ; ce sont des événements, des cataclysmes, des créations; des affects temporels qui décident de ou révèlent la forme d'une époque.
Ils se présentent à nous dans leur discontinuité créatrice, rompant avec le passé pour amener à l'être une innovation temporelle. Ce ne sont pas des bornes dans une évolution linéaire, mais des icônes révélant la vérité et uniquement elle, dévoilant le processus et non le résultat, le visage d'un moment et les traits dont il sera susceptibles. Les personnages ellroyens sont comme ces peintures du pop'art, ces visage d'icônes en gros plan, Marilyn, Warhol et boîtes de soupe Campbell. Ils nous sont montrés frontalement, brutalement car ce sont eux le monde, ils en tracent les contours et la forme, ils sont, pour parler en spinoziste, les modes que prend pour un temps la substance humaine.
Que le langage d'Ellroy n'est pas imitatif mais créatif, cela se voit à son style. Son langage ne décrit pas, mais fournit les coordonnées d'un événement. Comme le disait le philosophe Gilles Deleuze, le langage télégraphique ne décrit pas des états de fait, mais l'imminence d'un événement, puisqu'il se contente de composantes et d'actes, sans poser de sujet. Plus pauvre, il est également plus large, décrivant non les êtres mais leur mouvement même, ce qu'ils sont en leurs tréfonds, non la surface illusoire qu'ils arborent. La création de l'Empire Américain. Naissance qui est déjà et aussitôt mort, magie noire, nécromancie, rite de conjuration qui paye par le sang de ses victimes étalé en larges méplats romanesques l'invocation de ses démons, de ses forces mauvaises.