Jean Marie Gustave Le Clézio a écrit son ‘Île au Trésor’. Il y reprend ses thèmes de prédilection, l’opposition sensations/raison, mer/terre, nature/civilisation, indigènes/blancs, humbles/bourgeois, comptables/marins… L’enfant a ce sentiment océanique de la mère comme ouvrant les portes, toute liberté, infini marin ; le père est la contrainte, la canne au retour d’une fugue, le devoir, la comptabilité. Et pourtant, c’est le père qui rêve et trébuche, alors que la mère économise et raisonne. Sept parties, comme les sept marches du destin, rythment le roman (que je numérote entre parenthèses). Alternent le paradis et la réalité, en chaque fois 4 ans, comme si l’on ne devenait adulte qu’après 35 ans.
Il y a de l’immaturité chez Le Clézio, le syndrome très contemporain de Peter Pan allié à l’idéalisme anglo-saxon pour le « gender » et les « minorities ». Toute une façon de penser qui a contribué au consensus Nobel. On peut y trouver une certaine profondeur, la réhabilitation des sens plutôt que du discours (trop « français »…), du réel qui saisit plutôt que l’abstraction intello-bourgeoise. J’y vois pour ma part la maladroite mais sympathique quête initiatique, la même que celle du zen : l’accord entre soi-même et le monde. Les mots sont pauvres mais la phrase leclézienne enveloppe, elle va comme la houle ; elle emporte.
1892, le petit Alexis L’Etang, fils de planteur, a 8 ans (1). « Enfant aux cheveux trop longs, au visage hâlé par le soleil, aux habits déchirés par les courses dans les broussailles et les champs de cannes. » p.62 Il est tout sensations et rêves, un vrai sauvage – nommé Ali par sa sœur. Il a pour ami Denis, un Noir de quelques années plus âgé qui l’initie à l’existence : courir pieds nus dans les champs de cannes, écouter la mer, observer la majesté planante des oiseaux, traverser les rivières, chercher les plantes qui guérissent, courir en pirogue avec les adultes, se baigner tout nu. La vraie vie est dans les champs, sensuelle, pénétrant par tous les pores : « Les femmes vont avec leurs houes. Elles sont vêtues de ‘gunny’, la tête enveloppée dans de vieux sacs de jute. Les hommes sont torse nu, ils ruissellent de sueur. On entend des cris, des appels, aouha ! la poussière rouge monte des chemins, entre les carrés de cannes. Il y a une odeur âcre dans l’air, l’odeur de la sève des cannes, de la poussière, de la sueur des hommes. Un peu ivres, nous marchons… » p.20 Après l’aventure en pirogue, le père interdit au gamin de fréquenter les Noirs : impossible métissage des cultures. Les rêves naissent des mots, des illustrés lus au grenier, des histoires de la Bible racontées par sa mère. Un ouragan détruit ce paradis, en même temps que les rêves industriels de son père s’écroulent devant les réalités comptables.
A 12 ans, voilà le gamin précipité en civilisation, au collège (2). A 16 ans, son père meurt, il doit travailler aux écritures dans une compagnie. Partie courte, discipline, embrigadement.
1910, l’adolescent a rencontré un bateau, la Zeta, et un marin, le capitaine Bradmer. Il doit partir, l’appel du large (3) : « Tu dois aller au bout de ce que tu cherches, au bout du monde », lui dit sa sœur (p.124). Il embarque comme passager payant pour découvrir la mer et chercher un trésor, celui dont son père rêvait, le soir dans son bureau. La mer comme une totalité d’enfance, comme un désir sexuel. « Aussi loin que je puisse voir, il n’y a que cela : la mer, les vallées profondes entre les vagues, l’écume sur les crêtes. J’écoute le bruit de l’eau qui serre la coque du navire, le déchirement d’une lame contre l’étrave. Le vent, surtout, qui gonfle les voiles et fait crier les agrès. Je reconnais bien ce bruit, c’est celui du vent dans les branches des grands arbres, au Boucan, le bruit de la mer qui monte, qui se répand jusque dans les champs de cannes. » p.125 La mer, c’est l’anti-collège, la liberté hors de raison, elle « recouvre toutes les pensées » p.127 « Ici, au centre de la mer, il n’y a pas de limites à la nuit. Il n’y a rien entre moi et le ciel. » p.134 « La nuit est si belle, sur la mer comme au centre du monde, quand le navire glisse presque sans bruit sur le dos des vagues. Cela donne le sentiment de voler… » p.141 « Je crois que je ne me suis jamais senti aussi fort, aussi libre. Debout sur le pont brûlant, les orteils écartés pour mieux tenir, je sens le mouvement puissant de l’eau sur la coque, sur le gouvernail. Je sens les vibrations des vagues qui frappent la proue, les coups du vent dans les voiles. Je n’ai jamais rien connu de tel. Cela efface tout, efface la terre, le temps, je suis dans le pur avenir qui m’entoure. » p.146 Une véritable expérience zen, superbement décrite, une traversée hors du temps, encore un paradis. Le timonier comorien devait devenir prêtre ; un jour, il a tout quitté pour devenir marin. Appel de la nature vs contrainte de civilisation : c’est à nouveau l’impossible métissage de l’atavisme non-blanc pour le monde des Blancs. Les marins n’ont pas le goût « de l’aventure ». « Ils n’appartiennent à personne, ils ne sont d’aucune terre, voilà tout. » p.160 L’écrivain n’est-il pas ce ‘marin’ de la civilisation ? « Quand je suis parti, c’était pour arrêter le rêve, pour que la vie commence. » p.172
Retour à la civilisation après cette épisode (4 – partie pivot) : « Le navire s’approche de la côte. Quelque chose s’achève, la liberté, le bonheur de la mer. Maintenant il va falloir chercher asile, parler, interroger, être au contact de la terre. » p.184 La civilisation, ce sont toutes ces contraintes. Alexis débarque sur l’île Rodrigues, où il calcule et prospecte, tout au savoir géométrique de la civilisation. L’Anse aux Anglais est une vallée qui se resserre et garde entre ses falaises le secret du Trésor ; on y lit la métaphore d’une femme et de sa vulve. Mais le Blanc raisonne abstraitement, il ne voit de la nature que ce qui se mesure et s’exploite ; pas sa beauté ni son amour. Alexis devient fou, ou presque, d’insolation. Il est sauvé par une jeune fille noire, Ouma, et un enfant simplet, Sri. Ouma a été envoyée en France au couvent, pour y devenir « civilisée », mais elle est tombée malade et a voulu revenir sur sa terre. Alexis et elle ont eu une enfance inverse, lui Blanc ensauvagé, elle Noire civilisée – mais tous deux doivent boucler la boucle. Partie pivot, ombre et soleil, ambivalente – l’exact milieu du livre. Pour Alexis, ‘born again’ après son insolation, c’est à nouveau le paradis. Il découvre, comme avec Denis, comment courir pieds nus sur les rochers, pêcher le poisson au harpon, se sécher tout nu avec le sable – mais avec une fille, cette fois. « Maintenant je comprends ce que je suis venu chercher : c’est une force plus grande que la mienne, un souvenir qui a commencé avant ma naissance. » p.209 Cette force est le désir. Celui qui le saisit à la vue d’Ouma dans ses habits mouillés ; celui d’embrasser le ciel en ne faisant qu’un avec la nature. Ils nagent nus : « Tout d’un coup, je me souviens de ce que j’ai perdu depuis tant d’années, la mer à Tamarin quand avec Denis nous nagions nus à travers les vagues. C’est une impression de liberté, de bonheur. » p.229 Mais, thème qui revient sans cesse dans ce roman comme dans l’œuvre de Le Clézio, tout métissage reste impossible. L’écart des civilisations est tel que l’existence est une impasse. Être civilisé, c’est mentir, au contraire des gens simples pour qui tout est naturel. Chercher l’or – est-ce cela le trésor ? Ouma le pressent et le quitte. C’est un ouragan du cœur qui pousse Alexis à partir, à retourner ‘chez lui’, dans ‘la civilisation’.
Or, en 1914, la civilisation s’appelle la guerre (5). Ypres, ce sont les gaz, les canons, les mitrailleuses ; les êtres humains en matricules regroupés en divisions et corps numérotés. Toute la nature en est bouleversée et les chevaux morts hantent de leurs carcasses les champs devenus stériles. Pour rien. Pour des mots de travers et des coups de menton de bourgeois orgueilleux.
Après 4 ans arrive 1918, Alexis retourne à Rodrigues, vers la vie naturelle (6). Ouma a disparu mais Fritz, préadolescent Noir qui l’aidait, est devenu beau jeune homme qui prend les choses comme elles viennent – c’est une leçon de vivre. Une cache, deux caches : le trésor du Corsaire se trouvait bien là, soigneusement balisé selon le plan par des entailles sur les roches. Sauf que les caches sont vides. Y en aurait-il ailleurs ? Avant de poursuivre cette quête vaine, c’est encore un ouragan qui vient dévaster l’île. Tout est emporté, Alexis n’a plus rien. La nature a parlé, la place d’Alexis n’est pas ici, dans le rêve perpétuel.
Retour au bercail, près de sa mère qui se meurt et de sa sœur qui se fera bonne sœur (7). Impossibilité du métissage, là encore : être Blanc impose de vivre comme les Blancs parmi les Blancs ; si l’on ne peut pas, il faut partir ou bien se faire passeur, par exemple religieuse quêtant parmi sa caste pour aider les pauvres. Alexis, un temps contremaître de plantation, ne peut supporter de commander comme un Blanc à ces Noirs ou à ces Indiens qui en savent plus que lui sur la nature et les mystères de l’univers. Il quitte son poste sur une apparition : Ouma qu’il croit avoir retrouvé. Tel est bien le cas et le couple s’enfonce dans un ravin isolé pour vivre la vie des neg’ marrons, en robinsons sauvages. Jusqu’à ce que… Ouma, plus sage, constate que l’avenir ainsi n’est pas pensable. Que deviendraient les enfants s’il y en a ? Une fois encore, le métissage est impossible, Alexis est Blanc et doit vivre sa vie de Blanc. Où aller ? « Je veux fuir les gens du ‘grand monde’, la méchanceté, l’hypocrisie. » p.315 Tout est rêve d’ailleurs, c’est très adolescent. Mais l’ailleurs est toujours ici et maintenant, c’est cela être adulte; c’est aussi cela le zen). « Comment ai-je osé vivre sans prendre garde à ce qui m’entourait, ne cherchant ici que l’or, pour m’enfuir quand je l’aurais trouvé ? » p.332 Le plan du Corsaire n’est au fond que le plan calque de la voûte céleste ; il n’y a pas d’or matériel, déterré et peut-être dispersé dans les flots, mais l’accord entre l’être et le cosmos. Peut-être est-ce la leçon du pirate ? Le mythe de Jason et des Argonautes prend tout son sens. « Ainsi, dans le firmament où nulle erreur n’est possible, est inscrit depuis toujours le secret que je cherchais. » p.335 Retour à l’enfance qui savait déjà, depuis la branche de l’arbre chalta « du bien et du mal » où le frère et la sœur se juchaient pour contempler le monde – une roue qui roule sur elle-même, tel l’Enfant de Nietzsche dans Zarathoustra . Il s’agit d’une révolution, au sens de Copernic, un retour sur soi-même. L’ailleurs est en soi, le bonheur est en soi, l’avenir est en soi.
Toujours les femmes : elles l’ont ancré à une réalité qu’il quitte volontiers : sa mère quand il fugue avec Denis ; sa sœur quand il ressent l’appel du large ; Ouma quand il cherche le trésor. Le seul trésor qui compte est de se trouver soi, pas de déterrer l’or. « L’or ne vaut rien, il ne faut pas avoir peur de lui, il est comme les scorpions qui ne piquent que celui qui a peur. » p.269 La vraie richesse est intérieure, elle est l’accord de l’être avec la vie qu’il mène, de sa nature avec la nature. Tous les sages d’Occident l’ont dit depuis Aristote, les Indiens aussi, et Confucius, et les anciens Mexicains… Jean Marie Gustave Le Clézio le sait qui résume tous ses livres à cette découverte. ‘Le chercheur d’or’ est l’un d’entre eux, un grand livre.
Le Clézio, Le chercheur d’or, 1985, Folio, 375 pages, 7.03€