Michel Ragon place l’action de ce roman dans le Paris du Second Empire, celui des grands travaux d’Haussmann, celui de l’argent et des fortunes vite faites. Je ne suis pas un fanatique des romans historiques, mais il se fait que j’aime bien la petite musique qui émane toujours de l’écriture de Ragon. Ici, il met en scène un architecte issu du peuple, rempli d’idées avant-gardistes et plein d’idéal. Tout de suite, le problème est posé, celui de l’appartenance sociale. Sortant des milieux défavorisés, c’est par son seul talent qu’il parvient à obtenir son diplôme, mais il demeure rejeté par les autres étudiants, tous bourgeois, qui ne voient pas en lui un des leurs. Dans la vie active, il en sera de même. Tous les beaux projets architecturaux qu’il avance seront refusés à tous les concours, mais réalisés aussitôt par les concurrents qui pillent ses travaux sans vergogne. Notre architecte restera pauvre et méprisé dans une société où l’argent et les relations familiales comptent davantage que le vrai talent (rien n’a changé, donc). Sa compagne et son seul ami le quitteront pour jouer le jeu, se faire appuyer politiquement et devenir scandaleusement riches.
Derrière ce faste de la haute société, se trouve le peuple, que l’on veut cacher. Haussmann rase les vieux quartiers populeux et insalubres, repousse les miséreux dans des banlieues plus éloignées et trace ses grands boulevards (ceux que nous connaissons aujourd’hui : Sébastopol, St Michel, etc.) en ligne droite, pour permettre aux charges de cavalerie d’être plus efficaces en cas d’émeutes.
Ces émeutes, qu’on sentait depuis trop longtemps contenues, elles éclatent avec la fin de l’Empire et c’est l’épisode de la Commune. On devine bien que Ragon est proche de cette colère, mais il trace des événements un tableau objectif (montrant l’illusion d’une telle démarche, la manque de préparation, l’incohérence du commandement) sans occulter non plus les tirs des Versaillais, ces soldats français que les Prussiens (qui assiégeaient Paris) ont laissés passer pour aller rétablir l’ordre dans un bain de sang.
La répression qui suivra la chute de la Commune sera terrible et notre héros, l’architecte, finira ses jours déporté en Nouvelle Calédonie.
Au-delà de l’histoire racontée, c’est donc la tendresse de Michel Ragon pour les gens simples et miséreux que l’on retrouve (tiens, n’est-il pas lui aussi issu d’un milieu modeste et n’est-il pas devenu docteur d’Etat ès lettres alors qu’il travaillait manuellement à quatorze ans ? Sans oublier qu’il fut un grand critique des mouvements architecturaux modernes). Tendresse par ailleurs doublée de révolte quand il croise le chemin des riches ou des parvenus qui méprisent et qui affament ces gens simples.
Notons aussi que Michel Ragon fut proche des milieux libertaires et anarchistes. Mais nous en reparlerons une autre fois, car ce point est trop important pour nous contenter de seulement le citer.