Lorsque je me plonge dans les dossiers des itinéraires culturels, j’allais dire que plus rien d’autre n’existe. Et en l’occurrence, je crois que cette session particulière de mon temps, durant laquelle je suis obligé de parcourir tous les documents, d’analyser des thèmes et des actions pour les faire compléter par les responsables, afin que les organes compétents se prononcent sur les raisons positives qui feront que les réseaux en charge seront habilités et que les nouvelles propositions seront acceptées ou amendées, est exclusive de toute autre activité. Exclusive, sauf de cette réflexion parallèle dont je me donne le temps en écrivant ces textes.
Il s’agit en fait de mettre ensemble une série de données concernant les itinéraires culturels qui prouvent la réalité des activités, avec le terrible enjeu d‘en faire la preuve loin de la réalité elle-même.On me dira que c’est la seule manière de donner une logique générale à un programme qui ne peut fonctionner autrement qu’avec un contrôle administratif. Certes !Mais les itinéraires culturels du Conseil de l’Europe, ce sont d’abord des actions quotidiennes, des personnes engagées, une véritable mobilisation qui a prouvé sa pertinence, sans trouver encore son public à grande échelle.
Un petit groupe plus engagé quenous avons réuni sous le vocable de « Culture Routes Europe » en constitue le front avancé et peut faire basculer l’image positive de ce programme vers une véritable vitrine du tourisme européen. Et je devrais bien finir par sortir du caractère un peu impressionnisme de mes réflexions pour proposer une vision plus systématique de tous les événements, comme des hommes qui en constituent la trame. Mais en même temps je ne me situe encore dans les textes que j’écris, que dans les champs de l’accompagnement, du contrepoint et de la fugue.
Viendra donc certainement le temps du commentaire direct, préparatoire à un ouvrage plus conséquent.Pour l’instant je ne suis ni dans l’analyse, ni dans la promotion construite. Et je ne sais pas si c’est vraiment la tâche d’un blog d’atteindre ces objectifs là.
Mais je sais en tout cas que la dynamique qui s’est inscrite dans quelques grands parcours de l’histoire et de la mémoire de l’Europe est devenue essentielle et que ce modèle là de fonctionnement répond parfaitement à la grande inquiétude qui monte de partout.
Qu’elle s’exprime sur le plan de l’éthique des relations sociales avec les questions : qui transmet la mémoire à qui est comment ? Ou qu’elle interagisse sur le plan de l’économie : comment faire participer à la création d’un produit et d’un service non seulement le créateur, mais le consommateur ?
Tourisme éthique, sans doute, tourisme local dans un contexte de continuité territoriale européenne, certainement. Tourisme participatif, voilà un mot important.
L’heure en tout cas, devant l’écroulement de certains édifices, est à la réflexion sur la notion de réalité et sur la notion de matérialité.De quelle mondialisation est-ce que je parle vraiment quand j’évoque la pertinence d’une arme contre la mondialisation qui, je pense, peut être constituée par les itinéraires culturels ?
J’en étais là de mes réflexions durant ces deux semaines, réflexions coupées seulement par les échos de la confrontation qui traverse les Etats-Unis d’Amérique et par le bûcher des vanités qui brûle en continu dans les bourses européennes, quand le petit livre d’Alessandro Baricco intitulé en français « Next » (petit livre sur la globalisation et le monde à venir) m’est revenu entre les mains.
J’avais commencé à le lire quand il a paru en français, au moment où nous préparions le site web de l’Institut des itinéraires culturels en 2002. Mais je pense que les contours de la société européenne n’étaient pas encore suffisamment précis pour moi pour que j’en tire l’essentiel.
On le sait peut-être, mais l’ouvrage avait été inspiré par la vision du G8 qui s’est déroulé à Gênes et que, comme beaucoup j’ai vécu par le biais de la transmission d’images étranges de combats de rues. Barrico a écrit quatre articles pour la Repubblica. On m’en avait parlé. J’étais allé simplement vers l’écume des choses, comme trop souvent quand le temps manque.
Tout ce qui dénonçait l’évidence supposée des arguments, évidence que j’avais moi-même un peu reprise sans aller beaucoup plus loin dans quelques conférences sur les itinéraires culturels. La globalisation tenait pour moi, à l’époque, au fait que le site web que nous préparions, allait mettre le monde entier en face d’une information qui restait parcellaire et dont nous tentions le regroupement pour la première fois. Et six années plus tard ce résultat là en tout cas est atteint et nous avons en effet reçu des visites du monde entier.
Mais j’avais naïvement pensé que mettre un Australien en face d’une information, voulait dire qu’il comprendrait ma logique bien française. Or sur ce plan là, celui de l’interprétation, il a fallu du travail. Et ce n’est pas terminé. Loin de là.
Mais la globalisation ne restait pour moi qu’une question de communication mondiale qui avait permis à des marchands d’imposer leur logique commerciale sans sortir de chez eux. Parce que chez eux, c’était en quelque sorte aussi chez moi et inversement.
Au moment où cette logique commerciale s’est déplacée dans la sphère du pari spéculatif où, ce qui soutient l’échange, n’est plus que la seule logique de l’échange, alors je devais revenir à la clarté de Barrico et à sa façon de penser la complexité et de la traduire en mots « simples ».
« La globalisation, ça marche à quoi ? Au fric. Il n’est pas forcément inutile de le rappeler : ramenée à l’essentiel, débarrassée de tout le clinquant, la globalisation c’est une histoire de gros sous. C’est un mouvement de l’argent. C’est l’argent qui cherche un terrain de jeu plus vaste, parce qu’à force d’être confiné dans un même espace il a du mal à se multiplier, et il s‘asphyxie. Si vous fabriquez du fromage blanc, et que vous êtes devenus le leader du coin, et que vous ne pouvez pas demander aux gens de votre ville d’acheter encore plus de formage blanc qu’ils ne le font déjà, si vous voulez continuer à vous enrichir, vous n’avez plus alors qu’une seule solution : vendre votre formage blanc à la ville voisine, et peut-être même aller le fabriquer là-bas, en utilisant le lait de leurs vaches. Pendant des siècles, cette petite pratique a voulu dire une seule et unique chose : faire la guerre. Envahir la ville voisine. On les raconte différemment, mais les guerres ont toujours été faites pour remettre l’argent en mouvement, pour conquérir d’autres marchés, pour s’emparer des ressources des autres. Faire respirer l’argent. Et c’est là qu’apparaît évidente toute l’anomalie révolutionnaire de la globalisation : elle est, de fait, un système étudié pour faire respirer l’argent à travers la paix. Non seulement la guerre ne lui sert à rien : elle a besoin de la paix. Vous ne vendrez jamais de fromage blanc dans un pays qui est en guerre avec le vôtre ; et vous n’irez pas non plus le fabriquer dans un endroit qui risque d’être bombardé, quand bien même on vous ferait cadeau du lait. Même comme simple hypothèse, la globalisation n’aurait jamais pu naître ailleurs que dans un monde sans guerre. »
Et en comparant le phénomène avec celui qui a attiré des centaines de milliers de personnes vers le mythe du Far West et qui a construit un désir autour d’un moyen de parcours, le train :
« Il y a dix ans, la globalisation c’était exactement ce genre de chose. Une chose qui n’existait pas mais qui pouvait devenir réelle : à la condition que tout le monde se persuade qu’elle existait. Les capitaux ont construit le chemin de fer : ils sont allés produire dans des pays lointains, ont appris à utiliser la paix pour accéder à des marchés qui leur étaient jusque-là fermés, ont abattu les barrières qui asphyxiaient les marchés financiers, ont enfourché la révolution internet, ont multiplié les possibilités de consommation, ont pris des risques immenses pour installer des rails partout. Mais pour faire réellement partir le train, il fallait que des gens y montent. Pour mettre l’argent en mouvement, il fallait que l’argent de tous se mette à bouger. Pour construire un nouveau terrain de jeu, il était nécessaire que chacun ait envie d’y jouer. D’une certaine manière, il était nécessaire que l’imagination collective saute par-delà les faits, pour les tirer ensuite jusqu’à elle. Ce saut dans l’imaginaire porte un nom : la globalisation. Notre Far-West. Globalisation, c’est le nom que nous donnons à des choses comme internationalisme, colonialisme, modernisation quand nous décidons de les additionner et de les élever au rang d’une aventure collective, historique, épique. »
En revenir à l’aventure du lait et du fromage, dont j’évoquais il y a peu l’éloignement de l’animal, c’est aussi chercher un modèler pour le marché du tourisme dont nous parlons.
Un modèle qui doit abandonner d'’urgence la vision simple et large que nous avons aujourd’hui de la planète, alors que notre difficulté est de comprendre la complexité fondamentale de l’Europe que nous construisons…par le voyage.
Grenade, L’Albaicin. Un exemple de la globalisation de la Reconquête catholique, ou de son échec ?