C'est arrivé demain

Publié le 29 octobre 2008 par Doespirito @Doespirito

Il y a ceux qui passent leur temps à constituer des archives. Et ceux qui adorent fouiller dedans. Un excellent film allemand, revu récemment, ajouté à la réminiscence d'une expérience personnelle vécue il y a longtemps, donnent de quoi méditer sur ces étranges passions.


J'ai revu il y a quelques jours “La vie des autres”. Le genre de chef-d'œuvre qui vous réconcilie avec le cinéma. Voilà un film qui vous raconte une histoire dont vous ne prévoyiez pas les péripéties. Chaque plan est utile, l'histoire vous prend à la gorge, inexorable, et pourtant vous ne savez jamais où elle vous entraîne. Les bons ne sont pas ceux qu'on repère de prime abord. Les acteurs sont extraordinaires. Que des Allemands. Vous le saviez, vous, qu'il existait un cinéma allemand, solide, vivace, introspectif, plongeant sans état d'âme dans l'Allemagne de l'Est d'avant la chute du Mur de Berlin ? Cette ”Kleine Republike” qu'évoque les larmes aux yeux un des anciens ministres, tentant de faire partager sa nostalgie boursouflée au metteur en scène de théâtre qu'il a passé son temps à espionner jusque dans les moindres recoins de sa vie privée, du temps du socialisme triomphant. « Nous savions tout», annonce-t-il à son interlocuteur effaré, qui s'était imaginé à l'abri grâce à son statut d'artiste officiel. « Chapeau ! », s'extasie l'employé du centre d'accès aux documents de la Stasi, en apportant au metteur en scène un chariot débordant de classeurs et de chemises cartonnées, résumé terrifiant de sa vie vue par des espions travaillant 24 heures sur 24 à noter ses faits et gestes… « Probable accouplement », remarque ainsi, un soir, le préposé aux écoutes. Ces espions sont de grands délicats.

« Chapeau », m'avait dit aussi l'employé du Service Historique de l'Armée de Terre, basé au Fort de Vincennes, en m'amenant les nombreux cartons d'archives que j'avais commandés. C'était il y a une vingtaine d'années. Je travaillais à reconstituer l'itinéraire de mon grand-père et d'un de ses frères. Mon grand-père avait survécu au terrifiant chemin des Dames (500 000 morts en deux mois : quel talent, ces généraux !). Il était revenu chez lui avec l'annulaire en moins. Je n'ai pas pu m'empêcher de penser qu'il s'était lui-même tiré un coup de fusil dans la main, comme tous ces soldats qui voulaient échapper à l'enfer. Son frère avait un drôle de prénom, Ildebert. Un prénom bizarre, qui a été donné à peine une centaine de fois au début de siècle dernier, avant de disparaître avant la seconde guerre Mondiale. Le genre de prénom qui sent l'aiguille piquée au hasard sur le calendrier…

Ce gars-là, né en 1896, était parti au front en 1917. Saigné à blanc, l'Armée Française allait chercher les borgnes et les boiteux. Ildebert en faisait partie : réformé deux fois pour sa petite taille (1m53), il avait finalement été déclaré bon pour le service, en vertu d'un miracle anatomique qui laisse pantois : il n'avait pas grandi entre temps, mais faute de grande grive, on jugeait que les petits merles étaient désormais très bons pour se faire canarder. Il le savait, il s'en doutait, il l'avait dit à sa mère en partant. « Je vais me faire tuer » : sa dernière parole m'est parvenue par la tradition orale familiale. Le voilà à Verdun, au milieu de troupes dont le moral commence à flancher sérieusement. Sa participation, active ou passive, aux mutineries de 1917 lui offrit un aller simple pour l'Armée d'Orient. Les bataillons d'Orient étaient constitués de volontaires… au sens de l'Armée. « Toi, toi, et toi. Et puis toi aussi, la forte tête ». Et ceux qui étaient mis dans le même sac, parce qu'ils avaient approuvé, laissé faire ou laissé dire le ras-le-bol de la chair à canon. On l'incorpora au 8e Régiment d'Infanterie Coloniale, lui qui était né dans le Loir-et-Cher, à Baillou, et qui s'est contenté de voyager vers la Sarthe, à 30 km de là.

L'Armée d'Orient, corps expéditionnaire international, n'était jamais parvenue à prendre pied durablement aux Dardanelles, repoussée par des troupes turques menées d'une main de fer par le futur Atatürk.  On tentait d'ouvrir un second front contre les Empires centraux (l'Allemagne, l'Autriche-Hongrie) pour les prendre à revers, leur couper l'accès au pétrole de la Mer Noire. Les Dardanelles sont inaccessibles ? Va pour Salonique, pas loin de la Macédoine, tout près de la Serbie, alliée historique de la France dans la région, avec la Roumanie. On ne s'y battra pas contre les Autrichiens, ni les Allemands, mais contre les Bulgares. Dans ce salmigondis d'alliances improbables, quoi que marquées du sceau de l'histoire, bien malin qui y retrouverait ses petits. Il fallait des hommes frais pour remplacer les régiments décimés, non pas par les combats, mais par la dysenterie, le scorbut, le paludisme et les maladies vénériennes ! On alla donc les chercher du côté des rescapés de Verdun, de préférence ceux qui la ramenaient un peu trop.

Mon grand-oncle, à peine débarqué de sa cambrousse, tout juste échappé de l'enfer tombé du ciel, fut embarqué pour un voyage en Grèce dans des wagons brinquebalants dans le plus pur style low cost. Direction Marseille et le camp des Eygalades, où cette mauvaise troupe était concentrée quelques jours, à s'envoyer des rations innommables. Ensuite, le train en Italie jusqu'à Brindisi, puis le bateau. A la clé, quelques régurgitations de rata pour ces bidasses au pied tout sauf marin. Terminus Patras, tout le monde descend, pour reprendre le “dur”, sous une chaleur épouvantable (on est en plein été), et arrivée deux jours après à Salonique, où nos bidasses livides débarquèrent au son de “La Madelon”.

Ici campait depuis des mois le gros du corps expéditionnaire français. Au moins, on était en ville, on pouvait cantiner de quoi améliorer l'ordinaire. Les soldats avaient aménagé des potagers, pour pallier les carences du régime alimentaire militaire. A Paris, Clémenceau, qui n'aimait décidément pas cette initiative stratégique qui lui échappait un peu, ni le Général en chef Franchet d'Esperey, qui la menait, raillait les « jardiniers de Salonique », au grand bonheur des éditorialistes acquis au bourrage de crâne.

Septembre 1917 : fini le bateau, le train, les goguettes dans les rues de Salonique, terminées les tomates cueillies sur pied : place aux marches forcées, avec le barda sur le dos, la poussière des mauvais chemins, le bivouac dans les labours des paysans Makédons. Lesquels commençaient à en avoir leur claque des vergers saccagés, des poules volées, des moutons égorgés, des épouses et des filles malmenées par les troufions. Pour décourager leurs velléités, ils baragouinaient les trois mots de français qu'ils avaient finis par comprendre et lui collaient la négation du cru qui allait bien: « Néma gonzesse, Néma pinard, Néma rien du tout ! ». Mi-septembre, ils arrivèrent enfin sur la ligne de front, tout près d'une des boucles de la Cerna, dans un coin perdu rebaptisé "secteur du piton rocheux". Odeur de poudre et de charogne, moustiques en pagaille, tandis que la pluie se mettait à tomber pour longtemps. D'un côté c'était la France, avec des Serbes et des Roumains. De l'autre, on apercevait les Bulgares, encadrés par des Autrichiens et quelques casques à pointes teutons. Lesquels Bulgares s'attifaient en femmes et abreuvaient les Roumains de chansons obscènes, où il est question de leurs épouses et du bon temps qu'ils prenaient avec elles en leur absence.

Le 19 septembre 1917, les journaux de marche du 8e ROC, que je lisais à Vincennes, relataient la préparation d'artillerie décidée par l'Etat-Major. Ça sentait le mauvais plan. «Baïonnette au canon, la bleusaille, ça va être à vous». On repartait pour quelques jours d'escarmouche, à se battre pour la cote 131, la perdre, la regagner, avec quelques morts à la clé à chaque fois. On était dans le dérisoire le plus total. Le 21 septembre 1917, mon grand-oncle, le Caporal Hildebert Ferrand, tout juste 21 ans, décidait de se libérer de cette poisse et, par-dessus le marché, soignait définitivement son mal aux dents : les mitrailleuses ennemies ne lui laissèrent aucune chance. On l'enterra vite fait dans le cimetière voisin de Ceigel, avec le service minimum militaire.

A soixante-dix ans de distance, j'ai suivi cette scène, atterré. Je savais que la préparation d'artillerie du 19 septembre annonçait l'offensive des fantassins et la mort de mon oncle le 21. Je savais qu'il allait se faire dézinguer. Je le savais, car je connaissais la fin : j'avais lu l'état d'effectif du régiment quelques jours après et sa tombe, à la Chapelle-sur-Loire. Mais que pouvais-je bien lui dire à mon ancêtre. « N'y vas pas, tu vas mourir » ? Les archives parlaient, mais bien trop tard. Les boîtes à archives étaient fermées par des fils enroulés autour d'un petit cercle en carton.

Archives du contrôle postal, pleines de lettres de Poilus interceptées, jamais parvenues à destination (comment qualifier ce voyeurisme à laquelle on succombe, qui consiste à lire ces lettres qui ne vous sont pas destinées parce qu'on les a soustraites à leurs destinataires). Journaux de marche des régiments, consignant les principaux événements survenus, du point de vue militaire, s'entend. Manuscrits de généraux versés aux archives par des héritiers ne sachant que faire de la prose enflée de ces cuistres galonnés. Dessins coloriés au crayon gras par des observateurs qui se faufilaient derrière les lignes, ou qui observaient les scènes de champs de bataille avec des périscopes bricolés. Des télégrammes, des pelures de documents dactylographiés en trois exemplaires. Des carnets, des bouts de journaux. Seules bribes restantes pour se faire une idée de « la vie des autres », celle de ceux qui y étaient restés à jamais. Des fragments qui m'avaient permis de savoir avant les intéressés, mais à 70 ans de distance, ce que serait leur terrible destin.