Il y a ceux qui passent leur temps à constituer des archives. Et ceux qui adorent fouiller dedans. Un excellent film allemand, revu récemment, ajouté à la réminiscence d'une expérience personnelle vécue il y a longtemps, donnent de quoi méditer sur ces étranges passions.
J'ai revu il y a quelques jours “La vie des autres”. Le genre de chef-d'œuvre qui
vous réconcilie avec le cinéma. Voilà un film qui vous raconte une
histoire dont vous ne prévoyiez pas les péripéties. Chaque plan est
utile, l'histoire vous prend à la gorge, inexorable, et pourtant vous
ne savez jamais où elle vous entraîne. Les bons ne sont pas ceux qu'on
repère de prime abord. Les acteurs sont extraordinaires. Que des
Allemands. Vous le saviez, vous, qu'il existait un cinéma allemand,
solide, vivace, introspectif, plongeant sans état d'âme dans
l'Allemagne de l'Est d'avant la chute du Mur de Berlin ? Cette ”Kleine
Republike” qu'évoque les larmes aux yeux un des anciens ministres,
tentant de faire partager sa nostalgie boursouflée au metteur en scène
de théâtre qu'il a passé son temps à espionner jusque dans les moindres
recoins de sa vie privée, du temps du socialisme triomphant. « Nous
savions tout», annonce-t-il à son interlocuteur effaré,
qui s'était imaginé à l'abri grâce à son statut d'artiste officiel.
« Chapeau ! », s'extasie l'employé du centre d'accès aux documents de
la Stasi, en apportant au metteur en scène un chariot débordant de
classeurs et de chemises cartonnées, résumé terrifiant de sa vie vue
par des espions travaillant 24 heures sur 24 à noter ses faits et
gestes… « Probable accouplement », remarque ainsi, un soir, le préposé
aux écoutes. Ces espions sont de grands délicats.
« Chapeau », m'avait dit aussi l'employé du Service Historique de
l'Armée de Terre, basé au Fort de Vincennes, en m'amenant les nombreux
cartons d'archives que j'avais commandés. C'était il y a une vingtaine
d'années. Je travaillais à reconstituer l'itinéraire de mon grand-père
et d'un de ses frères. Mon grand-père avait survécu au terrifiant
chemin des Dames (500 000 morts en deux mois : quel talent, ces
généraux !). Il était revenu chez lui avec l'annulaire en moins. Je
n'ai pas pu m'empêcher de penser qu'il s'était lui-même tiré un coup de
fusil dans la main, comme tous ces soldats qui voulaient échapper à
l'enfer. Son frère avait un drôle de prénom, Ildebert. Un prénom
bizarre, qui a été donné à peine une centaine de fois au début de
siècle dernier, avant de disparaître avant la seconde guerre Mondiale.
Le genre de prénom qui sent l'aiguille piquée au hasard sur le
calendrier…
Ce gars-là, né en 1896, était parti au front en 1917. Saigné à blanc,
l'Armée Française allait chercher les borgnes et les boiteux. Ildebert
en faisait partie : réformé deux fois pour sa petite taille (1m53), il
avait finalement été déclaré bon pour le service, en vertu d'un miracle
anatomique qui laisse pantois : il n'avait pas grandi entre temps, mais
faute de grande grive, on jugeait que les petits merles étaient
désormais très bons pour se faire canarder. Il le savait, il s'en
doutait, il l'avait dit à sa mère en partant. « Je vais me faire tuer »
: sa dernière parole m'est parvenue par la tradition orale familiale.
Le voilà à Verdun, au milieu de troupes dont le moral commence à
flancher sérieusement. Sa participation, active ou passive, aux
mutineries de 1917 lui offrit un aller simple pour l'Armée d'Orient.
Les bataillons d'Orient étaient constitués de volontaires… au sens de
l'Armée. « Toi, toi, et toi. Et puis toi aussi, la forte tête ». Et
ceux qui étaient mis dans le même sac, parce qu'ils avaient approuvé,
laissé faire ou laissé dire le ras-le-bol de la chair à canon. On
l'incorpora au 8e Régiment d'Infanterie Coloniale, lui qui était né
dans le Loir-et-Cher, à Baillou, et qui s'est contenté de voyager vers
la Sarthe, à 30 km de là.
L'Armée d'Orient, corps expéditionnaire international, n'était jamais
parvenue à prendre pied durablement aux Dardanelles, repoussée par des
troupes turques menées d'une main de fer par le futur Atatürk. On
tentait d'ouvrir un second front contre les Empires centraux
(l'Allemagne, l'Autriche-Hongrie) pour les prendre à revers, leur
couper l'accès au pétrole de la Mer Noire. Les Dardanelles sont
inaccessibles ? Va pour Salonique, pas loin de la Macédoine, tout près
de la Serbie, alliée historique de la France dans la région, avec la
Roumanie. On ne s'y battra pas contre les Autrichiens, ni les
Allemands, mais contre les Bulgares. Dans ce salmigondis d'alliances
improbables, quoi que marquées du sceau de l'histoire, bien malin qui y
retrouverait ses petits. Il fallait des hommes frais pour remplacer les
régiments décimés, non pas par les combats, mais par la dysenterie, le
scorbut, le paludisme et les maladies vénériennes ! On alla donc les
chercher du côté des rescapés de Verdun, de préférence ceux qui la
ramenaient un peu trop.
Mon grand-oncle, à peine débarqué de sa cambrousse, tout juste échappé
de l'enfer tombé du ciel, fut embarqué pour un voyage en Grèce dans des wagons brinquebalants dans le plus pur style low cost. Direction Marseille et le camp des
Eygalades, où cette mauvaise troupe était concentrée quelques jours, à s'envoyer des rations innommables. Ensuite, le train en Italie jusqu'à
Brindisi, puis le bateau. A la clé, quelques
régurgitations de rata pour ces bidasses au pied tout sauf marin. Terminus Patras, tout le monde descend, pour reprendre le “dur”, sous
une chaleur épouvantable (on est en plein été), et arrivée deux jours
après à Salonique, où nos bidasses livides débarquèrent au son de “La
Madelon”.
Ici campait depuis des mois le gros du corps expéditionnaire français.
Au moins, on était en ville, on pouvait cantiner de quoi améliorer
l'ordinaire. Les soldats avaient aménagé des potagers, pour pallier les
carences du régime alimentaire militaire. A Paris, Clémenceau, qui
n'aimait décidément pas cette initiative stratégique qui lui échappait
un peu, ni le Général en chef Franchet d'Esperey, qui la menait,
raillait les « jardiniers de Salonique », au grand bonheur des
éditorialistes acquis au bourrage de crâne.
Septembre 1917 : fini le bateau, le train, les goguettes dans les rues de Salonique, terminées les tomates
cueillies sur pied : place aux marches forcées, avec le barda sur le
dos, la poussière des mauvais chemins, le bivouac dans les labours des
paysans Makédons. Lesquels commençaient à en avoir leur claque des
vergers saccagés, des poules volées, des moutons égorgés, des épouses
et des filles malmenées par les troufions.
Pour décourager leurs
velléités, ils baragouinaient les trois mots de français qu'ils avaient
finis par comprendre et lui collaient la négation du cru qui allait bien:
« Néma gonzesse, Néma pinard, Néma rien du tout ! ». Mi-septembre, ils arrivèrent enfin sur la ligne de front, tout près d'une des boucles de la
Cerna, dans un coin perdu rebaptisé "secteur du piton rocheux". Odeur de
poudre et de charogne, moustiques en pagaille, tandis que la pluie se
mettait à tomber pour longtemps. D'un côté c'était la France, avec des
Serbes et des Roumains. De l'autre, on apercevait les Bulgares,
encadrés par des Autrichiens et quelques casques à pointes teutons.
Lesquels Bulgares s'attifaient en femmes et abreuvaient les Roumains de
chansons obscènes, où il est question de leurs épouses et du bon temps
qu'ils prenaient avec elles en leur absence.
Le 19 septembre 1917, les journaux de marche du 8e ROC, que je lisais à Vincennes,
relataient la préparation d'artillerie décidée par l'Etat-Major. Ça sentait le mauvais plan. «Baïonnette au canon, la bleusaille, ça va être à vous». On repartait
pour quelques jours d'escarmouche, à se battre pour la cote 131, la
perdre, la regagner, avec quelques morts à la clé à chaque fois. On
était dans le dérisoire le plus total. Le 21 septembre 1917, mon
grand-oncle, le Caporal Hildebert Ferrand, tout juste 21 ans, décidait
de se libérer de cette poisse et, par-dessus le marché, soignait
définitivement son mal aux dents : les mitrailleuses ennemies ne lui
laissèrent aucune chance. On l'enterra vite fait dans le cimetière
voisin de Ceigel, avec le service minimum militaire.
A soixante-dix ans de distance, j'ai suivi cette scène, atterré. Je
savais que la préparation d'artillerie du 19 septembre annonçait
l'offensive des fantassins et la mort de mon oncle le 21. Je savais
qu'il allait se faire dézinguer. Je le savais, car je connaissais la
fin : j'avais lu l'état d'effectif du régiment quelques jours après et sa tombe, à la Chapelle-sur-Loire. Mais que pouvais-je
bien lui dire à mon ancêtre. « N'y vas pas, tu vas mourir » ? Les
archives parlaient, mais bien trop tard. Les boîtes à archives étaient
fermées par des fils enroulés autour d'un petit cercle en carton.
Archives du contrôle postal, pleines de lettres de Poilus interceptées,
jamais parvenues à destination (comment qualifier ce voyeurisme à
laquelle on succombe, qui consiste à lire ces lettres qui ne vous sont
pas destinées parce qu'on les a soustraites à leurs destinataires). Journaux de
marche des régiments, consignant les principaux événements survenus, du
point de vue militaire, s'entend. Manuscrits de généraux versés aux
archives par des héritiers ne sachant que faire de la prose enflée de
ces cuistres galonnés. Dessins coloriés au crayon gras par des
observateurs qui se faufilaient derrière les lignes, ou qui observaient
les scènes de champs de bataille avec des périscopes bricolés. Des
télégrammes, des pelures de documents dactylographiés en trois
exemplaires. Des carnets, des bouts de journaux. Seules bribes
restantes pour se faire une idée de « la vie des autres », celle de ceux qui y
étaient restés à jamais. Des fragments qui m'avaient permis de savoir
avant les intéressés, mais à 70 ans de distance, ce que serait leur
terrible destin.