- « Mais Suzanne, vous ne devez rien à personne, pas plus à moi qu’à vos amants. Vous régnez. Je n’attends pas l’ombre d’une faveur pour prix de mes soins. Je crois même que mon zèle cesserait, si je ne pouvais plus douter qu’il vous touche. » Injouable, à mon avis. Non ? Des personnages théoriques, une situation de salon de thé, la langue de mon arrière-grand-mère. Tiens, je repense à la question de la minette, tu te souviens ? à l’atelier-lecture du Cid , y a deux trois ans : « Mais monsieur, qu’est-ce qu’elle veut, cette Chimène ? » Oui, qu’est-ce qu’il veut, ce François ?
- Il jouit d’aimer sans réciproque. Il y a plutôt du Racine là-dedans. Il veut que l’adorée lui donne le fouet moral. Au train où se déroule aujourd’hui la carte du tendre, on va nous dire qu’il est pédé, ou impuissant.
-Et elle ?
- Une de ces précieuses vaguement perverses dont s’enorgueillit périodiquement notre littérature, un ambigu de Célimène et de Princesse de Clèves. De nos jours, si tu en trouves une comme ça, tu la baffes.
- Alors, on laisse tomber ?
- Disons qu’on peut trouver quelques moments exploitables pour une mise en scène inventive. Par ailleurs je ne t’apprends pas que l’auteur est l’ami du nouveau député-maire. On affirme que la pièce s’est jouée sans problème à Montbéliard.
- On peut lui dire que la programmation est blindée jusqu’en 2010, que son oeuvre a des qualités, qu’on la tient en réserve.
- Ou alors, on la prend mais on joue kitch, distancié, limite parodique. Il comprendra. Chacun voit assez qu’il n’y a plus de public jeune pour le discours amoureux.
- En fait, il n’y a plus de public jeune pour aucun discours. Tu t’adaptes, ou tu pars faire du bio en Corrèze. C’est le dilemme de notre génération-charnière. On nous a enfourné l’héritage chic à coups de règle sur les doigts. Maintenant ce sont les élèves qui frappent, ils nous conchient le gavage, se revendiquent oies et canards d’avant l’art de la table : « Je rendrai mon foie pur comme je l’ai reçu ! » Heureusement, ils auront bientôt les profs qu’ils méritent : frustes et légers dans un
continent culturel aussi fondant que la banquise. Mon pauvre Fred, nous sommes les derniers ours polaires…
- Mais obligés de jouer les otaries pour rester en place ! Tu crois que nous atteindrons la retraite en M.J.C. ?
- Avec l’ancienne municipalité, ça roulait pas mal. On s’en est même très bien sortis l’année dernière. La pièce collective sur la mort du livre a fait un tabac, les CES ont marché à fond. Maintenant, évidemment, avec un maire élu sur le retour des valeurs…
- J’ai peur pour notre projet Médiation festive. Des bribes de phrases en toutes les langues, hoquetées, rappés, slamés, parmi de longs espaces de mimes orientaux, danses tribales, hip-hop, encarts audio-visuels adaptés de l’underground new-yorkais : je doute que ce soit la tasse de thé d’une équipe municipale portée par des slogans sécuritaires !
- Les profs de lettres semblaient partants, mais rien sans subventions.
- Tu sais quoi, Guy ? Tirons-nous avant qu’on nous vire. On repart à zéro, on fait nos petits JB Poquelin, de Pézenas à Sarlat l’été, de Sarcelles à Villeurbanne l’hiver. La mairie de Paris nous remarque, on nous propose de jouer Médiation festive dans les jardins du quai Branly. Après, c’est la spirale : un prime time mensuel sur Arte, la direction de Chaillot…
- Mais pourquoi toujours dans le spectacle ? Moi je me verrais bien finir dans l’écologie, ou la médecine douce, les thérapies de groupe. Et surtout pénard, anonyme. Fred, je suis fatigué de l’audimat.
- On vient… Sûrement l’adjoint à la culture. Bon, alors, qu’est-ce qu’on lui dit pour la pièce ? Qu’on la monte en janvier ou qu’il se la mette au cul ?
Arion
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