« Oh arrêtez, j’en ai assez ! » cria-t-elle, incapable de se contenir plus longtemps. Elle enfouit son visage dans ses mains et se mit à pleurer. Debout devant elle, il la regardait, amusé, étonné aussi qu’elle se mît dans un tel état « pour si peu de choses, au fond ». Ce n’était qu’un jeu. Elle ne le savait pas, mais elle aurait quand même pu s’en douter. C’était si invraisemblable, ce qu’il disait. Pauvre Sylvaine Martin. Pas assez imaginative ni assez délurée pour l’empêcher de mener la partie en se glissant délibérément dans la peau du personnage qu’il avait inventé pour elle. Elle aurait pu si facilement lui ravir ses atouts…
« Cessez vos pleurnicheries, s’il vous plait. Vous me décevez beaucoup. Je ne vous croyais pas capable de perdre avec si peu de panache. Que de démonstrations excessives ! Reprenez votre sang-froid. Souvenez-vous de votre mission. Voyons les choses en face : votre entrée est ratée, bon. Mais il vous reste la sortie. Et c’est votre grande affaire, ça la sortie. C’est bien là où vous excellez ? Comment comptez-vous procéder ? » « Je vous demande pardon ? » « Pour m’emmener ? En d’autres termes, comment vais-je finir ? Dans quelle position ? Sur le dos, sur le ventre, debout, couché ? Vais-je avoir une crise cardiaque ? Dégringoler dans l’escalier et me rompre le cou ? Mourir bêtement en oubliant de respirer ? » Elle se racla la gorge. « Je… Heu… Quelles sont vos préférences ? » répondit-elle enfin. Ca y est. Elle entre dans le jeu. Elle a enfin compris que pour me couper l’herbe sous le pied, elle devait abonder dans mon sens. Elle y a mis le temps, c’est le moins qu’on puisse dire… Le dialogue va peut-être devenir plus intéressant…
« Je n’en ai aucun, agissez comme il vous plaira. Je n’ai qu’une seule… comment dire… exigence ? Le mot est peut-être un peu fort. Une seule demande. Faites en sorte que ma mort ne paraisse pas trop ridicule aux yeux des autres. Pensez à ma famille. » « Oui, votre famille, répéta-t-elle en le dévisageant curieusement. Au fait, où est-elle ? » « Vous le savez aussi bien que moi. Ma femme et mon crétin de fils sont chez des amis où ils attendent mon arrivée. Je tenais à vous recevoir seul. Vous comprendrez aisément que ma propre mort ne regarde que moi. » « Bien sûr, murmura-t-elle, songeuse. Et ils sont partis en voiture ? » Il hocha affirmativement la tête. « Par un temps pareil ? Avec votre fils qui conduit si mal ? » Cette remarque le prit au dépourvu. « Comment le savez-vous ? » demanda-t-il, abandonnant tout à coup son rôle. Elle sourit, lentement. « La mort ne sait-elle pas tout, par définition ? » « Evidemment », dit-il avec un froncement de sourcils, honteux et mortifié de s’être laissé prendre à son propre piège. « Mais comme je suis moins détraquée que vous, je vous dirai que je ne savais rien. Je l’ai deviné. Vous venez de me dire que votre fils était un crétin. Alors j’ai supposé… » « Qu’il était un crétin aussi dans ce domaine-là. Bien raisonné. Et vous avez raison. Mais il est trop couard pour mettre sa petite vie en danger. Il sera prudent. » « Je vous le souhaite », dit-elle avec une étrange douceur. Il haussa les épaules. « Ce n’est pas de mon fils qu’il s’agit, mais de moi. » Il y eut un instant de silence. Elle ne le quittait pas des yeux et semblait réfléchir profondément. « Vous vous occupez beaucoup de vous-même, n’est-ce pas ? » dit-elle enfin.
« Mais, ma chère, n’est-ce pas tout naturel ? Trouvez moi quelqu’un qui ne songe pas d’abord à soi-même ! » « Tout de même… Parler ainsi de votre fils… Et devant la mort elle-même… C’est très imprudent. » Elle relançait maladroitement la balle, mais au moins, elle ne le laissait plus jouer tout seul. C’était nettement plus agréable. « Oh, je suis sûr que vous me pardonnerez mon accès d’égoïsme lorsque vous aurez entendu ma confession. » « Vous ne vous adressez pas à la bonne entité. Je ne suis pas Dieu. » La réplique et surtout le ton sur lequel elle avait été faite, prouvaient qu’elle aussi commençait à prendre plaisir à la joute. Finalement, Mademoiselle Martin n’était peut-être pas aussi stupide qu’elle en avait l’air. « Ne jouez pas sur les mots, dit-il en souriant. Vous êtes très rancunière, au fond. Parce que je vous ai privée de votre plaisir, vous voulez me priver du mien. » « Qui est ?... » « Je tiens à vous faire quelques confidences avant de vous suivre. » « Est-ce bien nécessaire ? Ne suis-je pas censée tout savoir de vous ? » « Je vous l’accorde. J’aime néanmoins m’écouter parler, cela aussi, vous le savez. » Il fit une pause, comme s’il avait besoin de mettre de l’ordre dans ses idées avant de continuer.
« Je n’ai pas peur de vous. Vous ne m’avez jamais fait peur. Je ne sais pas pourquoi. Peut-être parce que vous me ressemblez. Vous êtes inexorable, vos décisions sont sans appel et aucun obstacle ne peut vous arrêter. J’aime cette détermination. J’ai toujours agi ainsi avec ceux qui ont croisé mon chemin. » « Est-ce le moment de vous en vanter ? » « Je ne me vante pas. Je vous explique mon point de vue. A vous seule, je consens à dire ce que je n’ai jamais dit à personne, parce que je n’aime pas discuter avec les subalternes de sujets importants. Mais vous, c’est différent. Vous savez être à la hauteur quand vous abandonnez votre rôle ridicule de petite oie effarouchée. Et de tous les ennemis que j’ai eus –et Dieu sait s’ils ont été nombreux et le sont encore- vous êtes bien la seule que j’ai admirée, parce que vous êtes plus forte que moi. Tenez, commençons les confidences par la famille. Vous m’avez dit tout à l’heure qu’on ne la choisissait pas. C’et fort juste : on la subit. Je n’ai aucune gratitude envers la mienne, car ce n’est vraiment pas sa faute si je suis devenu ce que je voulais être. Elle a tout fait pour me mettre des bâtons dans les roues. Si je n’avais pas été doté d’une solide volonté et de très peu de sens moral, j’en serais arrivé probablement maintenant au point où mon père a fini. Je brasserais du papier dans une entreprise quelconque, ou je vendrais n’importe quoi à n’importe qui ou je me prendrais pour un personnage important dans une administration ou un syndicat, sans avoir conscience de ma petitesse et de mon ridicule absolu. Mon père avait un sens aigu de l’honnêteté, de la probité, de l’honneur. Il se gorgeait de mots ronflants, gros comme des ballons, et très beaux, c’est vrai. Mais vides. Plantez une épingle dedans et boum ! Ca explose et ça devient du vent. J’ai reçu de très bons conseils, dans mon enfance. On m’a appris à être généreux, bon, à respecter les autres. On m’a fait de grands discours, élevé dans la crainte de Dieu. En un mot, on m’a donné une éducation absolument déplorable. »
(A suivre)