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Diriger... ça rend heureux ?

Par Jean-Louis Richard

Heureux Ceux qui sont dirigés se figurent que les dirigeants "ont tout pour être heureux". Rapportez cela à un dirigeant, il vous rétorquera que diriger c'est tout sauf du plaisir. Ecartons le cas simple du dirigeant sous-dimensionné. Ses responsabilités le débordent, il court, s'agite et ne peut trouver grand bonheur à se faire broyer par un système dont il est le jouet.

Restent les autres dirigeants, ceux qui sont à la hauteur de leur tâche. Sont-ils heureux ? Pas tant que ça, en tout cas moins qu'eux-mêmes l'auraient rêvé. Pourquoi ?

Comme dans l'analyse d'un sous-sol, la réponse varie selon la profondeur de l'investigation.

Creusons sous la surface: le dirigeant perd cette précieuse capacité qu'ont d'autres cadres à jouer de l'espace séparant leurs objectifs individuels de ceux de leur entreprise. La zone grise mise en scène avec cynisme par Scott Adams dans son dernier "Dilbert and the Way of the Weasel" est d'abord un banal amortisseur de tensions.

Il est courant qu'un cadre désapprouve une partie de ce que fait son entreprise, sans pour autant s'y opposer. Il peut au moins tenter de rester en règle avec lui-même, ou au pire convenir qu'il préfère se compromettre pour garantir son confort ou celui de sa famille. Mais si ce cadre est lui-même le dirigeant, c'est une autre affaire. Il est bien obligé de faire face à ses propres contradictions, et peut difficilement accuser le reste du monde de la mise en actes de ses propres zones d'ombre. La mode de la gouvernance d'entreprise est une des parades à ce facteur d'inconfort, mais ne change rien au fond. L'enjeu pour le dirigeant serait plutôt d'accepter sa propre complexité et de faire face à ce qu'il aurait aimé ne pas découvrir.

Ca vous semble théorique ? Mettez-vous dans la peau d'un dirigeant "obligé" de fermer une activité rentable pour d'excellentes et néanmoins contestables raisons, par exemple la revente des murs à une foncière amie... en conseil de surveillance ce dirigeant saura faire la part des choses et soutenir son choix de la moins mauvaise des options. Mais que pourra-t-il expliquer à sa femme en rentrant ? L'opérationnel chargé du "sale boulot" rentrera plus serein chez lui, après s'être en personne confronté aux conséquences sociales de cette "bonne gestion".

Ce premier frein au bonheur est bien réel, mais en cache-t-il d'autres plus subtils ? Continuons à creuser.

Il y a dans le travail quelque chose d'autrement plus ancré dans l'identité de l'homme ou de la femme que nous ne voulons l'admettre. Travailler, c'est produire, et en partie se reproduire. C'est imprimer un peu de son unique -et finie- personnalité dans la réalité extérieure, d'abord en échouant, puis en recommençant, enfin en réussissant, et ainsi de suite. Privez donc quelqu'un de sa capacité à travailler, tout en lui versant un confortable salaire, voilà une torture que peu de gens supportent.

Or le dirigeant -en tant que tel- ne travaille pas sur la réalité extérieure : il contient et travaille le travail des parties prenantes de son entreprise. C'est davantage ce qu'il ne fait pas, ce qu'il ne dit pas, ce qu'il n'entend pas ou ce qu'il ne voit pas qui impacte sur ses résultats. C'est plus qu'une subtilité de syntaxe. J'ai connu des dirigeants qui ont cru régler cela en s'impliquant eux-mêmes dans la production de leurs collaborateurs. Ils se sont toujours confrontés à la même limite, car exercer une fonction productive en plus de celle de dirigeant ne fait que rendre l'exercice de cette dernière plus difficile. Et il reste malaisé pour le dirigeant de se représenter la productivité de sa non-action. Si il suffisait d'être par ailleurs le dimanche un efficace jardinier, ça se saurait.

Dans sa position de contenant du travail de tous les autres, le dirigeant est bien obligé de recevoir plus qu'il ne donne, à l'opposé de ce que tout un chacun considère comme productif. Il y a une vraie difficulté à articuler, pour un dirigeant, l'exercice de son activité et les attentes qu'il a, comme tout un chacun, des bénéfices d'un travail au sein de la société. Demandez donc au gamin de six ans d'un dirigeant ce que fait son père, vous verrez bien si ça s'énonce clairement... et cette difficulté qui concernait il y a quelques siècles un tout petit nombre d'oisifs est de nos jours le lot commun d'un grand nombre de responsables.

Est-ce tout ? Non. Il existe des dirigeants qui supportent bien leurs zones d'ombre, leurs faiblesses et la subtilité de leur forme de travail. Reste pour eux une troisième couche de rocaille, qui touche leur part la plus fragile.

Dans l'entreprise tout est lien. Travailler en entreprise, c'est croiser tous les jours cent regards, parler à cent personnes toutes différentes et pour partie inconnues. Le dirigeant prend de plein fouet la charge affectivo-sexuelle de ces liens multiples, prenants et exigeants. Ce n'est pas si simple. Tout lien réactualise une partie de notre histoire, réactive quelque sentiment plus ou moins rangé. C'est comme une eau que son agitation rendrait toujours limoneuse, donc imbuvable. C'est bien là que la tâche du dirigeant actuel se complique comparée à celle des élites du moyen-âge. Le dirigeant n'en finit pas de consommer son énergie dans ces relations de pouvoir à fort enjeu économique, donc aussi affectif, et fatalement aussi à consonance plus ou moins intime.

La frontière entre affectif et sexuel est impalpable et mobile, à l'image d'un continuum d'affects, de pulsions et de représentations mises en jeu au gré des stimuli extérieurs et de leurs échos intérieurs. Quand le pouvoir et l'argent sont à table, le sexe passe toujours prendre des nouvelles, et la cohorte des grands et petits secrets de l'organisation tisse la trâme de leurs débats. Je me souviens d'un dirigeant qui découvrait le poids sur ses entrailles du passé partagé avec certains de ses hommes parmi les plus proches. Il lui a fallu beaucoup de courage pour remonter le fil des tensions en jeu et retrouver la neutralité nécessaire à la marge de manoeuvre dont il avait besoin dans l'immédiat.

Perte de la zone de jeu entre soi et l'entreprise, irreprésentabilité du travail, charge affectivo-sexuelle des multiples liens, ce n'est pas le matériau qui manque. Nos dirigeants sont-ils pour autants pressés d'en découdre avec ces enjeux ? Certains oui. D'autres préfèrent jouir de la multitude de comportements de fuite à leur disposition. Oui, les dirigeants ont plus de travail à entreprendre sur eux que d'autres cadres pour trouver le bonheur pendant, après et à côté de leur fonction.

D'autres solutions plus radicales existent : l'addiction à toutes sortes de drogues ou de consommations, le refus d'accomplir son travail, le remplissage compulsif d'agenda, le déplacement sur des objectifs de course à la taille ou à la puissance ne sont que quelques exemples des mille comportements de fuite qui peuvent apporter plus rapidement une solution provisoire. La plupart de ces comportements peuvent coûter cher à l'entreprise.

A chacun de choisir, il n'y a pas de recette miracle. Le but est au final de se regarder en face en assumant son parcours, et de se l'approprier comme une partie de soi, et non comme un accident ou une tumeur incontrôlable.

 


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