La voiture vide

Par Jean-Louis Richard

"Une voiture vide s'arrête à la hauteur du 3 rue de Messine, le siège d'EDF. Le Président d'EDF en descend..." Cette histoire amusait bien les collaborateurs de l'illustre maison en des temps reculés. Il y a prescription, et j'ai oublié jusqu'au nom du malheureux président qui l'avait inspirée. Elle me tourne dans la tête ces temps-ci, allez savoir pourquoi. Tiens, c'est vrai, à quoi reconnait-on de nos jours ce dirigeant "voiture vide" ?

Hervé a la petite quarantaine. Brillant, énergique, très exigeant, il a conquis la plus haute marche du podium et règne sur l'équivalent d'une ville. A première vue, c'est le dirigeant parfait. Son discours est clair, axé sur le cash et la performance, avec la pointe d'humain qui en relève le goût. Il trace des objectifs ambitieux, que ses collaborateurs sont priés de s'approprier et de réaliser. De fait, ses résultats, sans être transcendants, sont bons, enfin ceux de son groupe. Quelque chose manque chez lui, mais quoi ? Soudain l'évidence : Hervé ne parle, n'agit, ne décide jamais en tant que l'homme qu'il est. Nul affect ne perce, nulle émotion, pas davantage de "tripes", Hervé parle à la troisième personne du groupe qu'il dirige et lui-même n'exprime rien. Avec sa garde rapprochée, Hervé ne se livre pas davantage. Quand un de ses parents, ou un de ses enfants, le voit par hasard en fonction avec un collègue ou un partenaire, il ne reconnait pas "son" Hervé. Et pour cause : Hervé n'est pas là, la voiture est vide, le Président dirige, mais il n'y a pas trace dans ce président de l'homme qu'est par ailleurs Hervé.

Hervé n'en est pas tout à fait conscient : il a choisi d'être absent car c'est pour lui, aussi étonnant que cela paraisse, la moins mauvaise solution. Il décide de stratégies aussi intelligentes qu'audacieuses sans porter le poids de leur mise en oeuvre. Ce n'est pas lui qui va les réaliser, c'est l'entreprise, c'est à dire les hommes présents, donc sa première ligne. Il apprécie les contacts aux autres que lui procure son comportement. Etant du bon côté du pouvoir, il n'a pas à souffrir, ou si peu, des dures confrontations à la réalité, qu'il laisse à d'autres. La réalité, au vrai, il n'en ressent rien, elle vient à lui au travers de filtres serrés, où l'imprévu comme l'ignoré n'ont pas de place.

Que penser de la sincérité d'Hervé quand il agit ? La question ne se pose pas. Pour être sincère, ou menteur, encore faut-il que l'homme soit présent. Est-il responsable ? Pas plus, Hervé n'aura évidemment jamais à répondre du fond de lui de ce que d'autres font dans le groupe devant lequel s'arrête la voiture vide.

C'est bien beau tout ça, allez-vous me dire, mais où est le problème ? Au fond, ce groupe, par ailleurs plutôt performant, réussit bien avec Hervé à sa tête. Personne ne s'en plaint, à commencer par l'intéressé. Oui, bien sûr, la première ligne d'Hervé en bave. Mais ils sont payés pour ça, pas vrai ?

Supposons que je vous suive. Vous dites donc que le résultat économique correct justifie l'absence, en tant qu'homme de chair et d'os, du Président ? Je ne vois pas sur quoi se fonderait une telle justification. Mais à votre avis, que ressentent les effectifs d'Hervé, vous savez, ceux qui se lèvent tous les matins pour aller travailler pour... cet homme-là ???

C'est bien là le schmilblick. Dans ce groupe, il y a quelque chose de décourageant à aller travailler. Et pourtant les salaires, les conditions de travail, les systèmes de gestion sont tout ce qu'il y a de plus corrects. Non, c'est plus insidieux. L'absence d'Hervé fait souffrir chacun de ses collaborateurs, plus ou moins selon sa proximité et sa sensibilité, mais toujours un peu. Et la souffrance est un gisement inépuisable.

Hervé a échangé une grosse souffrance personnelle, celle qu'il aurait dû surmonter pour travailler autrement, contre un peu de souffrance quotidienne de milliers d'autres personnes. Quoi, ce n'est pas moral ? La morale n'est pas compétente en l'espèce. Hervé a le choix, il est du bon côté du rapport de force, et ce qu'il fait est légal. On peut ne pas aimer, mais c'est ainsi. Hervé ne perd au demeurant rien pour attendre, mais c'est une autre histoire.

Dans sa vie professionnelle, Hervé changera-t-il ? Peut-être que oui, peut-être que non. En tous cas, il ne changera pas spontanément, car lui, il est aujourd'hui dans la position d'équilibre qui lui convient. Certains Hervé finissent par céder la place... à d'autres voitures vides, ou parfois à des patrons en chair et en os qu'ils n'ont pas choisis.

La voiture vide a encore de beaux jours devant elle car chacun de nous en est le passager. Nous avons tous travaillé avec un Hervé, et nous n'avons rien dit. Nous avons préféré agir face à lui en voiture vide pour préserver nos intérêts ou notre confort. C'est donc contagieux.

La seule voiture vide à laquelle nous pouvons remédier, c'est la nôtre. Et là, c'est de notre souffrance d'homme ou de femme, et pas de celle des autres, qu'il s'agit, et c'est tout de suite plus pénible. Pour nous distraire, qui a une histoire drôle ?

PS : Hervé n'existe pas, vous l'aviez compris, c'est un personnage romancé pour nous faire travailler et élargir notre perception de ce qui se passe en nous et autour de nous...