Du Dahlia Noir j’ai un souvenir ému, un de mes premiers frissons de lecture alors que je n’étais qu’un petit jeune encore largement influençable par le goût d’autres (et cette influence fut importante, pour ne pas dire décisive), que je commençais à chercher ce qui me faisait bander, me faisait relever la nuit ou ne pas éteindre la lumière. Je lus ce roman et j’étais bien trop jeune pour en saisir l’étouffante maestria, l’épaisseur, la dimension grandiose et proprement littéraire, le démontage des mécanismes de l’obsession.Aussi un roman noir avec enquêtes, flics, impasses, mené d’une main de maître, non seulement parce qu’Ellroy embrassait à pleine bouche à la fois l’histoire tragique, comme tant d’autres, de la starlette ratée Elizabeth Short, devenue malgré elle le fait divers le plus connu de son temps, mais l’histoire autrement plus banale, glauque et triste qui est la sienne ; celle d’une mère assassinée, devenue réservoir à obsession, transfigurée par son fils dans la figure du Dahlia et accèdera à l’immortalité grâce au roman qui envoya dans la galaxie du noir un direct dans la mâchoire, sans possibilité de ravalement.
Quand paraît le roman, James Ellroy n’est pas totalement un inconnu des lettres américaines. Il a pu se faire remarquer avec l’apparition de Lloyd Hopkins et jeter un pavé en créant le personnage de Dudley Smith dans Clandestin, sûrement un des romans les plus tragiques de son auteur dans une œuvre qui ne manque pas de larmes et de destins brisés. Du Dahlia Noir, qui inaugure ce qui deviendra le Quatuor de Los Angeles, Ellroy affirme qu’il s’agit là de sa dernière œuvre de jeunesse, et que sa suite dans le cycle, Le Grand Nulle Part, est sa première œuvre adulte. Œuvre de jeunesse, parce qu’une dernière fois il y aborde en filigrane le meurtre de sa mère avant d’y revenir, de manière directe cette fois-ci dans Ma Part d’ombre. Œuvre de jeunesse, peut-être, parce que là où il n’y a pas de réponse, Ellroy convoque la littérature et le grand guignol pour en trouver une satisfaisante, parce que malgré un substrat de réel, Ellroy vogue vers la fiction en trouvant un meurtrier à Elizabeth Short, en lui trouvant un repos, un mobile, une fin, et par là même à sa mère. Il n’y a aucun optimisme dans le roman. Cette fin qui lui est donnée est une résolution au sens premier du terme et il répond à la question simple de l’identité du meurtrier du Dahlia, meurtrier qui ne sera jamais puni, jamais inquiété, dont la révélation de l’identité appartient uniquement au narrateur, à celui qui va jusqu’au bout de son obsession pour démêler l’écheveau du crime atroce de ce mois de janvier 1947. Œuvre de jeunesse pour ce qui précède, parce que Ellroy, une dernière fois après Brown’s Requiem et Clandestin, met une part importante de lui-même dans son narrateur, Bucky Bleichert. Dans Brown’s Requiem c’était sa jeunesse qui était transposée dans le personnage de Fritz Brown : son amour immodéré du classique, son parcours de caddie pour richards de Beverly Hills, son amitié profonde pour Randy Rice à qui est dédié l’ouvrage (et que l’on retrouve dans le personnage de Walter si ma mémoire ne me trahit pas). Dans le Dahlia c’est véritablement le meurtre de sa mère qui sert de point focal et l’obsession de Bleichert et de son partenaire Blanchard, obsession encore plus viscérale autant que celle de Bucky peut être intellectualisée et intériorisée, obsession à résoudre ce meurtre d’une actrice minable, d’une starlette passable.
Mais revenons au début pour ceux qui n’auraient pas lu l’ouvrage, quelques présentations s’imposent. Le Dahlia Noir n’est pas l’histoire à proprement parler d’Elizabeth Short. C’est celle d’une amitié entre deux flics, anciens boxeurs amateurs, anciens combattants de la seconde guerre mondiale (on est en 1947), de leur rivalité où vient s’immiscer le cadavre d’Elizabeth Short. Buck Bleichert. Lee Blanchard.
Avant le Dahlia, il y a l’histoire de ces deux hommes et de l’équipe qu’ils en sont venus à former et c’est cette formidable première partie du roman, un long « prologue » de 150 pages, qui mène à cette réunion, scellée par un des matches de boxe les plus mémorables qui soit. M. Feu contre M. Glace.
Un matin du mois de janvier 1947 est retrouvé un cadavre de jeune femme dans un terrain vague, à quelque pas de la rue, cadavre découpé en deux au niveau de la taille, un rictus taillé au couteau sur un visage que l’on devinait autrefois enjôleur, des brûlures de cigarettes, un sein arraché. De cette image macabre naîtra l’obsession, la recherche d’une justification à ce crime mais aussi les ferments de dissolution de l’amitié Bleichert/Blanchard.
La part la plus conventionnelle du roman se situe sans aucun doute dans la manière dont est menée l’enquête, il y a toujours un aspect procédural auquel on n’échappe pas, mais Ellroy le sature d’éléments parasitaires, et nous donne une telle épaisseur psychologique à ses personnages, que cet aspect roboratif disparait. L’itinéraire de Betty Short y devient celui d’une gosse paumée, qui rêvait de devenir actrice, mythomane sans doute, enchaînant les figurations sans lendemain jusqu’à un bref passage dans le porno amateur de la plus basse qualité. Destin brisé, jeté là, d’une gamine qui paradoxalement atteint le stade de célébrité ultime. Je ne saurais en dévoiler plus de l’intrigue, qui, par son aspect parfois feuilletonnesque, s’agite de multiples rebondissements, de jeux de miroirs, de pouvoir, de confrontations toutes plus éprouvantes l’une que l’autre, comme celle de Madeleine Sprague, en qui Bleichert tente de faire revivre le Dahlia, tente de la posséder par le sexe à défaut de la venger en lui trouvant un meurtrier. Blanchard s’autodétruira dans cette menée en avant perpétuelle pour découvrir un assassin qui devient de plus en plus élusif à mesure que le temps passe et ce passage du temps tue tout espoir de calmer cette part inassouvie de l’être mise en branle par la découverte du cadavre qui devient le seul horizon des deux flics, jusqu’à les englober totalement. Bleichert est un trop beau Pyrrhus.
Je ne dévoile pas plus que les prémices, même si certains de mes jugements tendent à en dire plus que ce que je souhaiterais réellement. Le Dahlia est aussi mon obsession, relu quelques fois depuis la première, alors que j’étais trop jeune pour y comprendre quoique ce soit. J’étais plus fasciné par sa violence, qui n’est d’ailleurs que toute relative, même si à la fois présente dans ses plus atroces manifestations physiques, mais aussi couvée de manière perpétuelle. Je ne saisissais pas qu’Ellroy essayait de se débarrasser de sa mère avec ce roman, allait tenter de l’exorciser par le fait et y parvenir pour un temps au moins, jusqu’à la rédaction de Ma Part d’ombre, et jusqu’à la sortie du film de De Palma. Il fit la promotion du film, donnant ses dernières interviews ayant trait à l’assassinat du Dahlia et celui de sa mère. Il écrivit une préface à son roman, une préface vingt ans après. Une préface qui devait définitivement clore le sujet.