C'est à un roman rare et très inattendu que nous convie Ysabelle Lacamp. Une histoire méconnue, celle d'Isaïe, jeune juif chinois perdu sur l'arrière front d'une guerre qui le dépasse, celle de 1914. Avec lui, des compagnons de misère : Tang, le marchand d'esclaves, A-Qu, rongé par la fièvre des Blancs, et le général Viande de Chien, gouailleur et pathétique.
Une Chine miniature dans l'enfer des tranchées... Seul soleil dans cet horizon d'horreurs, Marie, une gamine de ferme, avec qui Isaïe va nouer une étrange amitié. Jusqu'à ce beau matin de l'été 1917, où l'enfant est retrouvée assassinée. Commence pour lui une folle cavale qui le conduira jusqu'à Paris. Honni comme Chinois et rejeté comme juif, c'est pourtant là, entre fumeries d'opium, vie folâtre, putains et marginaux, qu'il découvrira enfin ses vraies racines...Un titre, une histoire
Votre roman a pour toile de fond un épisode assez peu connu de la Première guerre mondiale, pourquoi l’avoir choisi ?
Ysabelle Lacamp : Outre quelques lignes dans Un rude hiver de Queneau décrivant la vision hallucinée d’une poignée de travailleurs chinois déambulant en costume dans les rues du Havre pendant la grande guerre, c’est un lecteur qui, le premier, m’a parlé de la nécropole de Noyelles sur Mer, une forêt de croix blanches plantée en pleine baie de la Somme, évoquant la mémoire oubliée des quelque 5000 chinois morts sur notre sol, parmi les 140 000 recrutés par les forces alliées comme bêtes de somme en 1917. Assurément la première migration massive des sujets de l’Empire du Milieu en France. J’ai eu l’envie de raconter leur histoire. De restituer, outre la Chine miniature gouailleuse et tonitruante qu’ils avaient su recréer à l’intérieur des fils barbelés derrière lesquels on les parquait, la douleur de cet exil volontaire, doublée du regard méprisant et railleur d’une population par ailleurs éprouvée.
Le Jongleur de Nuages, ce titre est très poétique, à quoi fait-il référence ?
Ysabelle Lacamp : Au héros Isaïe. Un chinois pas tout à fait comme les autres comme son nom l’indique. Ni cheval, ni tigre, descendant de lointains marchands de Perse ou d’ailleurs venus s’installer en Chine au IXe siècle, et dernier survivant de la petite communauté juive de Kaifeng, coupée de ses coreligionnaires par les vicissitudes de l’histoire. Or, contrairement à ses compatriotes qui ont quitté un empire saigné par la guerre civile, les famines et les exactions des seigneurs de la guerre, ce dernier se retrouve bien plutôt catapulté à l’autre bout du monde, dans un camp de travail du nord de la France, par son obsession à se trouver lui-même. En ce sens, cet homme, écartelé entre ses racines et jonglant sans cesse avec ses deux identités, ne se retrouvera pas pour rien "jongleur" dans un cabaret de Pigalle après avoir été accusé de meurtre par la population comme par ses compatriotes, dans une impitoyable traque du destin ! Une façon de parler du "regard", celui que l’on porte sur l’autre ou que ce dernier pose sur vous, et surtout celui que l’on se porte à soi-même.
Aimeriez-vous confier aux adhérents du Club un petit secret de fabrication, une confidence de plume ?
Ysabelle Lacamp : Les écrivains sont des gens bizarres, pleins de rituels et de petites manies. Normal ! c’est qu’il leur faut préparer leur lit, celui de leur songe éveillé. En ce qui me concerne, je cherche plutôt mes clefs (je m’entends, celles qui vont me permettre de déverrouiller l’imaginaire et de faciliter ma descente en apnée) ! Un mot, une image, un objet, une couleur, me servent souvent de déclic, de "sésame" pour "entrer" dans la scène que je m’apprête à écrire. Il peut même s’agir d’un parfum que je n’hésite pas à respirer jusqu’au tournis quand son sillage émotionnel colle avec la couleur de l’âme du personnage.