Généralement appelé « Fantaisie lyrique », L’enfant et les sortilèges est une œuvre signée pour la musique Maurice Ravel et pour le texte Colette.
Comment cette œuvre prit-elle naissance ? Peut-être vaut-il mieux laisser la parole à Colette elle-même pour raconter cette genèse surprenante. Le lieu et le moment pourtant ne s’y prêtaient pas tellement : c’était au cours d’une réunion mondaine dans l’hôtel de Madame de Saint-Marceaux.
« C’est dans ce lieu, écrit Colette, que je rencontrai pour la première fois Maurice Ravel. Il était jeune, en deçà de l’âge où vient la simplicité. Des favoris –oui, des favoris !- de volumineux cheveux outraient le contraste entre sa tête importante et son corps menu. Il aimait les cravates marquantes, le linge à jabot. Recherchant l’attention, il craignait la critique. Peut-être secrètement timide, Ravel gardait un air distant, un ton sec. Sauf que j’écoutais sa musique, que je me pris, pour elle, de curiosité d’abord, puis d’un attachement auquel le léger malaise de la surprise, l’attrait sensuel et malicieux d’un art neuf ajoutaient des charmes, voilà tout ce que je sus de Maurice Ravel pendant bien des années. Je n’ai à me rappeler aucun entretien particulier avec lui, aucun abandon amical.
« .Vint le jour où M. Rouché (directeur de l’Opéra) me demanda un livret de féerie-ballet pour l’Opéra. Je ne m’explique pas encore comment je lui donnai, moi qui travaille avec lenteur et peine, L’enfant et les sortilèges en moins de huit jours… Il aima mon petit poème et suggéra des compositeurs dont j’accueillis le nom aussi poliment que je le pus.
« Mais, dit Rouché après un silence, si je vous proposais Ravel ? »
« Je sortis bruyamment de ma politesse et l’expression de mon espoir ne ménagea plus rien. « Il ne faut pas nous dissimuler, ajouta Rouché, que cela peut être long, en admettant que Ravel accepte… »
« Il accepta. Ce fut long. Il emporta mon livret et nous n’entendîmes plus parler de Ravel ni de l’Enfant… Où travaillait Ravel ? Travaillait-il ? Je n’étais point au fait de ce qu’exigeait de lui la création d’une œuvre, de la lente frénésie qui le possédait et le tenait isolé, insoucieux des jours et des heures. La guerre prit Ravel, fit sur son nom un silence hermétique, et je perdis l’habitude de penser à L’enfant et les sortilèges.
« Cinq ans passèrent. L’œuvre achevée et son auteur sortirent du silence.[…] Ravel ne me traita pas en personne privilégiée, ne consentit pour moi à aucun commentaire, aucune audition prématurée. Il parut seulement se soucier du « duo miaulé » entre les deux chats, et me demanda gravement si je ne voyais pas d’inconvénient à ce qu’il remplaçât « mouaô » par « mouain » ou bien l’inverse…
« Les années lui avaient ôté, avec la chemise à jabot plissé et les favoris, sa morgue d’homme de petite taille. Cheveux blancs et cheveux noirs mêlés le coiffaient d’une sorte de plumage et il croisait en parlant ses mains délicates de rongeur, effleurant toutes choses de son regard d’écureuil… |…] « Comment dire mon émotion première au premier bondissement des tambourins qui accompagnent le cortège des Pastoureaux ? L’éclat lunaire du jardin, le vol des libellules et des chauve-souris ?... « N’est-ce pas amusant ? » disait Ravel… Cependant, un nœud de larmes me serrait la gorge : les Bêtes, avec un chuchotement pressé, syllabé à peine, se penchaient sur l’enfant, réconciliées… Je n’avais pas prévu qu’une vague orchestrale, constellée de rossignols et de lucioles, soulèverait si haut mon œuvre modeste. » (1)
Mais ce que Colette ne dit pas, c’est que Ravel, au départ, semble avoir tout fait pour se soustraire à une collaboration avec elle. Les raisons n’en sont pas très claires, car on ne dispose d’aucun document de la main de Ravel pour attester cette tentative de dérobade. En tous cas, il est certain que la mort de sa mère en 1916 est pour lui le pire drame de sa vie et que cet événement est sans doute lié à ses réticences. En acceptant de mettre en musique le livret de Colette, Ravel savait très bien qu’il allait aborder un sujet aux résonances nettement autobiographiques. Car, au fond, quelle est l’histoire, fort simple, que Colette jeta sur le papier ? Un enfant perdu sans sa mère (la mère de Ravel fut sans doute le seul grand amour de sa vie), entouré de meubles plus grands que lui (la petitesse de sa taille faisait beaucoup souffrir le compositeur), se révolte et casse tous les objets qui lui tombent sous la main. Lesdits objets se révoltent à leur tour, suivis par les animaux et les arbres du jardin (jardin féerique, très ravélien). Les animaux blessent l’enfant qui demande le secours de sa mère. On ne peut guère trouver, sur une scène d’opéra, argument moins compliqué.
Et niais, diront certains critiques. Tellement niais que Ravel aurait proposé de nombreuses modifications à Colette, laquelle aurait fini par les accepter. En fait, il y a bien eu modifications, certes, mais de détail. Et d’autres critiques affirment que Ravel était enchanté par la séduction du texte, qui devait lui plaire, à lui spécialement. Où est la vérité, là-dedans ? A-t-on vraiment besoin de le savoir ? Tout ce dont on peut être sûr, c’est que ce texte signifiait beaucoup pour Colette car elle met deux éléments en valeur : d’abord le personnage de la Mère, dont on ne devine que la silhouette, mais qui joue un rôle fondamental dans l’œuvre. Sido, la mère de Colette, avait une place prépondérante dans la vie de l’écrivain. Quant au deuxième élément, ce sont les animaux, avec lesquels Colette est en totale harmonie. Dans L’Enfant et les sortilèges, les animaux déterminent pratiquement le cours des événements, à plusieurs reprises. Quant à Ravel il se plait à souligner très expressément dans sa musique l’importance de la Mère.
Le 21 mars 1925, l’ouvrage est créé à l’opéra de Monte-Carlo. C’est un triomphe immédiat. Marie-Thérèse Gauley tient le rôle de l’Enfant. Elle créera également l’œuvre à Paris, à l’Opéra Comique.
Argument : Première partie
Dans une chambre d’une vieille maison de campagne, en Normandie, un enfant d’environ six ou sept ans peine sur ses devoirs. « J’ai pas envie de faire ma page… » Entre la Mère, qui lui demande ce qu’il a fait, constate qu’il a passé son temps à rêver, et lui reproche sa paresse. Pour toute réponse, l’enfant lui tire la langue. Colère de la mère qui prononce la punition : le récalcitrant restera seul jusqu’au dîner et n’aura pour goûter que du pain sec et du thé sans sucre. Resté seul, l’enfant pique une crise de rage, flanque à terre la tasse et la théière, martyrise l’écureuil dans sa cage, tire la queue du chat, attise le feu, abîme la tapisserie, déchire le livre de contes de fée, s’attaque aux meubles, fauteuil et horloge compris. « Je suis libre, libre, méchant et libre ! » Et il se laisse tomber dans un fauteuil.
C’est alors que les sortilèges commencent. Le fauteuil refuse de recevoir l’enfant, le jette à terre et commence une danse fantastique et grotesque avec la bergère. L’horloge se met à courir dans tous les sens en criant : « il a ôté mon balancier, j’ai une affreuse douleur de ventre, j’ai un courant d’air dans mon centre, et je commence à divaguer ». La tasse et la théière chinoise dansent un one step dont les paroles imitent le chinois « Keng-ça-fou, puis’-kong-kong-pran-pa, ça-oh-râ toujours l’air chinoâ », ou l’anglais délirant « Black and thick, and vrai beau gosse » tandis que la musique pastiche les opérettes américaines de l’époque. Puis c’est au tour du feu de jaillir de la cheminée et de venir menacer l’enfant : « Je réchauffe les bons, mais je brûle les méchants ». Pastoureaux et pastourelles descendent de la tapisserie lacérée et se lamentent : leur belle histoire a été déchirée par cet enfant méchant. Apparaît ensuite la belle princesse du conte de fée mis en pièce : c’est le passage le plus lyrique de l’œuvre, un des plus magnifiques aussi. Elle se plaint doucement de ne jamais connaître la fin de son histoire : « Qui sait si le malin enchanteur ne va pas me rendre au sommeil de la mort, ou bien me dissoudre en nuée ? Dis, n’as-tu pas le regret d’ignorer à jamais le sort de ta première bien-aimée ? » Et pour la première fois depuis que les sortilèges ont commencé, l’enfant est ému. La princesse partie, il évoque avec nostalgie « le cheveu d’or » qu’elle a laissé derrière elle, « un cheveu d’or, et les débris d’un rêve… » Mais après cette pause, l’infernal tourbillon reprend : cette fois, c’est l’arithmétique et les chiffres qui entraînent l’enfant dans une sarabande infernale au terme de laquelle il s’effondre, épuisé. Les chats commencent un duo d’amour mais crachent dès que l’enfant veut s’approcher d’eux.
Deuxième partie
La nuit est tombée. Mystérieusement, les murs s’écartent et l’enfant se retrouve dans le jardin. « Ah, quelle joie de te retrouver, jardin… » D’autres sortilèges l’y attendent. C’est d’abord l’arbre, qui se plaint d’avoir été tailladé à coup de couteau : « Ma blessure, ma blessure… » Une libellule pleure la mort de sa compagne que l’enfant a épinglée contre un mur ; une chauve-souris accuse l’enfant d’avoir tué une de ses congénères dont les petits sont à présent sans mère. Une grenouille sort de la mare, curieuse, mais l’écureuil la met en garde. « Sans cervelle ! Tu auras mon sort ! » C’est alors un autre magnifique passage dans lequel l’écureuil parle de ce que fut sa captivité : « Sais-tu ce qu’ils reflétaient, mes beaux yeux ? Le ciel libre, le vent libre, mes libres frères, au bond sûr comme un vol… Regarde donc ce qu’ils reflétaient mes beaux yeux, tout miroitants de larmes ! » L’enfant se rend compte que tous sont contre lui, qu’il est rejeté à sa solitude de « l’enfant méchant ». Une mêlée se forme, et s’avance, menaçante. Mais un écureuil est blessé. Pris de pitié, l’enfant panse sa patte, à la grande stupeur des animaux qui s’arrêtent. « Il a pansé la plaie ! » La peur s’empare soudain de l’enfant et ce sont ses propres victimes qui, apitoyées, vont l’aider à appeler sa mère. La porte de la maison s’ouvre, une lumière jaillit et tandis que les animaux reculent dans l’ombre, l’enfant, instruit par sa solitude, prononce le dernier mot de l’œuvre, et cette fois, d’une toute petite voix : « Maman ! »
Youtube propose de nombreux extraits de L’enfant et les sortilèges, mais très peu sont intéressants, d’autant plus qu’il ne s’agit pas vraiment de représentations filmées. J’ai préféré choisir des extraits du ballet de Jiri Killian au Nederland Dans Theatre. Délivrée de la contrainte du chant, cette production ouvre la voix aux réinterprétations visuelles de l’œuvre. Car monter L’Enfant et les sortilèges est un véritable casse-tête pour les metteurs en scène. Comment en respecter le côté fantastique et féerique tout en permettant aux chanteurs d’interpréter au mieux leur partition ? Allez voir l’album photo opéra du temps jadis n°3, vous y découvrirez quelques photos de mises en scène glanées ça et là. Toutes ne sont pas franchement probantes. C’est pourquoi, de plus en plus, l’œuvre est jouée en version concert. C’est un peu frustrant car une mise en scène intelligente et esthétique des sortilèges plongerait le spectateur pendant une heure dans un univers merveilleux. Mais, d’un autre côté, les voix, non entravées par des costumes parfois lourds et gênants, peuvent s’épanouir au mieux.
(1) Colette, Journal à rebours, 1948-1950
Vidéo 1 : Début. L'enfant, la mère, le fauteuil et la bergère, la tasse et la théière
Vidéo 2 : Le feu, les pastoureaux, la princesse