Je ne prends jamais sans crainte un livre dont l’action se passe à Paris. Sans doute pour y avoir trop longtemps vécu et pour avoir quitté la capitale depuis plus d’une décennie, ce qui me fait parfois trouver des changements profonds là où il n’y a finalement qu’un passage de génération qui ne devrait pas m’étonner.
J’en ai connu d’autres et je suis capable de faire le pont entre le Paris de l’avant-guerre du vingtième arrondissement où j’ai vécu quatre ans, avec le Paris provincial de Monsieur Hulot regardant d’un air incrédule les immeubles de la Défense pousser entre deux grilles pavillonnaires.
Mais un auteur qui est né(e) au moment où je commençais à enseigner, a pris mon Paris et ma banlieue forcément sous un autre angle que celui qui m’est familier. Et si le Paris que j’ai connu n’a fait que s’enrichir d’une bourgeoisie juste assez riche qui a poli les angles - que j’aimais pourtant, la jeunesse des banlieues qui entouraient la mienne fait parler d’elle avec suffisamment de désespoir pour que les flammes viennent lécher parfois la frontière des pays voisins.
Stéphanie Janicot a publié un ouvrage par an depuis le milieu des années 90. J’avoue que son nom de m’avait pas frappé, mais cela est certainement dû à la manière très étrange dont je m’empare des livres. Il y a ceux dont le nom d’auteur me semble inévitable, parce que ce sont des délices que je serais fou d’ignorer. Il y a les pures découvertes que je suis plutôt allé rechercher ces dernières années du côté de l’Est, de l’Italie et de l’Espagne. Et puis il y a des grands aînés – ceux qui ont un peu plus que mon âge – dont je recherche aujourd’hui les titres plus anciens, faute d’avoir su les amener à moi dans les moments de leur publication, moments où le travail m’a enfermé hors des sentiers de la littérature, du cinéma et du concert ; c’est à dire depuis trente années au moins.
J’ai donc du temps à rattraper.
Contrairement à ce qui se pratique à l’habitude, la dernière de couverture ne dit pas grand chose sur l’auteur. Il faut donc rechercher ailleurs. L’internet permet de découvrir qu’elle possède un profil sur myspace avec beaucoup d’amis, qui vont de Dieu à David Bowie, en passant par Philippe Sollers. Plusieurs autres sites présentent son actualité. Elle semble donc à l’aise avec l’espace virtuel. Elle fait partie du monde de l’édition et des magazines. Cela lui donne donc l’aisance de décrire avec une plus grande proximité celui de la télévision où elle situe une héroïne qui possède des parentés avec la « Fille coupée en deux » de Claude Chabrol.Celle-ci n’est pas coupée entre deux hommes, et encore, mais entre deux mondes. Elle cherche – et trouve – le moyen de nourrir les illusions dont elle construit le spectacle, dans la lucarne universelle de la télévision, de la matière de son propre passé et de ses amitiés d’enfance, tout en construisant l’autobiographie de son héroïne sur le mi-chemin de ses deux mondes, celui de l’insertion sociale qui conduit à la souffrance identitaire et celui de l’exclusion sociale qui conduit trop souvent à la mort.
Mais ce profil qui est en effet tout à fait parisien, tout en expliquant que le double de Mireille Dumas peut côtoyer si facilement les fantômes de Zyed Benna et Bouna Traoré, morts par électrocution en 2005 à Clichy-sous-Bois, n’est venu en arrière fond pour moi que par curiosité, une fois le roman achevé.
J’avais rencontré une vraie conteuse, qui n’est pas seulement l’héritière d’un monde arabe qu’elle reconstruit et parfois suggère, avec une véritable émotion, mais dont les personnages se coulent dans notre tête sans efforts, comme des proches qui constituent la part la plus violente de l’extraordinaire contraste actuel de grandes villes comme la capitale française. C’est cette aisance littéraire qui m’a amené à chercher un peu plus sur l’auteur.
De ce contraste, je n’ai connu que les prémices, quand les usines automobiles se sont installées, puis délocalisées, quand les guerres d’indépendance se sont terminées en régimes caricaturaux et lorsque les investisseurs ont commencé à vider de leurs logements ceux qui avaient assuré la survie sans heurt des rues du sixième ou du quatorzième arrondissements de l’avant à l’après-guerre dans un environnement stable. Je crois que dans les clichés de Ronis, Boubat ou Doisneau je peux en effet aussi bien reconnaître l’enfance de mon père que la mienne.
« Je n’étais pas une grande lectrice, au sens où ma culture littéraire n’était pas très développée, mais j’ai toujours adoré raconter ou lire des histoires. C’est ainsi que j’ai commencé ma carrière sur une radio publique. J’adaptais des contes arabes pour le public français. L’émission s’appelait : Dans les malles de Shéhérazade. J’avais trouvé ce petit boulot lorsque j’étais à Science po, pour me faire de l’argent de poche. Deux ans plus tard, une télévision câblée m’a contactée pour reproduire des séances à peu près identiques à l’heure du coucher. La direction s’est rendu compte très vite que je m’adressais surtout aux parents. Les enfants étaient nourris d’images de dessins animés, une fille, même jolie, statique sur l’écran, débitant son histoire, ça les rasait. Je devais leur rappeler leur enfance ou leur donner des idées pour leurs petits. Ce programme s’intitulait : Dans la bouche de Shéhérazade. Peu de temps après, j’ai proposé d’approfondir le thème des contes, d’inviter un psy qui viendrait expliquer ce que l’histoire du noir suscite dans notre inconscient, les émotions, les frayeurs, les catharsis que suscitent les mythes. Mon directeur d’antenne a modifié le titre de l’émission pour : Dans la tête de Shéhérazade, que je trouvais mensonger, car ces contes n’étaient pas sortis de ma tête, mais de la tête de centaines d’inconnus qui les avaient inventés ou cueillis, transmis, transformés, recréés. Le concept a plu, la première chaîne de France m’a engagée, ce qui a marqué le vrai début de ma carrière. »
Sur un mensonge. Comme si l’héroïne ne pouvait reconstituer son corps coupé que sur le mensonge. Parce que le mensonge est la seule issue. Et l’oubli.
Et sans acrimonie, Stéphanie Janicot nous parle tout simplement du maquillage de la mémoire et de la mise en scène bienséante, tandis que derrière le mur une autre mise en scène se renouvelle chaque soir dans un ensemble de territoires abandonnés qui s’autodétruisent.
Bien entendu, je vais encore dire : « je me souviens ».
Mais c’est vrai, je me souviens d’une autre Shéhérazade. J’avais douze – quinze ans. Sa voix était très rauque. En un mot très étrange. Elle se nommait Marianne Oswald. Ou plutôt Alice Bloch, native de la Lorraine allemande et ayant fui l’Allemagne. Elle chantait Prévert. Mais elle récitait des contes. Bien loin de « L’île aux enfants ». Elle a écrit « Je n’ai pas appris à vivre ». Un peu comme l’antidote de la réussite parisienne.
Et pourtant, avec les moyens de ses époques, le cabaret, la radio, puis la télévision…elle a allumé, elle aussi des contre-feux, simplement en racontant.« Maintenant dis à ton cœur qu’il vienne près de moi, comme vont venir vers tes oreilles mes paroles qui te diront ce que c’était l’île aux monstres. »On aimerait tant chaque soir enchaîner les monstres avant de s’endormir.
Paris, de 2005 à 2006.