Le 26 octobre 1685 naît à Naples Giuseppe Domenico Scarlatti, fils du compositeur Alessandro Scarlatti. Organiste depuis 1701 à la Chapelle royale de Naples, le jeune compositeur, à l’âge de vingt ans, se rend à Venise pour y rencontrer Georg Friedrich Haendel, Francesco Gasparini et « le grand prêtre roux » Antonio Vivaldi, qui séjournaient dans la Cité des Doges.
Ce séjour vénitien a inspiré au romancier et musicologue cubain Alejo Carpentier Concert baroque.
Venise, début du XVIIIe siècle.
« On disposa les lutrins, le Saxon s’installa de façon magistrale devant le clavier de l’orgue, le Napolitain essaya les voix d’un clavecin, le Maître monta sur le podium, saisit un violon, leva l’archet, et, en deux gestes énergiques, déchaîna le plus extraordinaire concerto grosso qu’aient jamais entendu les siècles mais les siècles ne s’en souvinrent pas, et c’est dommage car tout cela était aussi digne d’être entendu que d’être vu… Une fois amorcé l’allégro frénétique par les soixante-dix femmes qui connaissaient leurs parties par cœur, tellement elles les avaient répétées, Antonio Vivaldi se rua dans sa symphonie avec une incroyable impétuosité, en un jeu concertant, tandis que Domenico Scarlatti ― car c’était lui ― se lançait dans des gammes vertigineuses sur le clavecin, et que Georg Friedrich Haendel se livrait à d’éblouissantes variations qui bousculaient toutes les normes de la basse continue. « Vas-y, Saxon de merde ! criait Antonio. ― Tu vas voir, à présent, Prêtre putassier ! », répondait l’autre, livré à sa prodigieuse imagination, pendant qu’Antonio, sans cesser de regarder les mains de Domenico qui se prodiguaient en arpèges et agréments, décrochait de haut des coups d’archet, comme s’il les tirait de l’air avec un brio fascinant, mordant les cordes, s’étourdissant dans un jaillissement d’octaves et de doubles notes, avec l’infernale virtuosité que lui connaissaient ses élèves. Il semblait que le mouvement fût arrivé à son comble, quand Georg Friedrich lâchant soudain les grands jeux de l’orgue, attaqua les jeux de fond, les mutations, le plenum, faisant vibrer avec une telle fougue les tuyaux des clairons, des trompettes et des bombardes, que l’on crut entendre les appels du Jugement dernier : « Le Saxon nous baise tous ! cria Antonio, exaspérant le fortissimo. ― Moi, on ne m’entend même pas », cria Domenico, redoublant de force dans ses accords. Mais entre-temps Filomeno avait couru aux cuisines, apportant une batterie de chaudrons en cuivre, de toutes les dimensions, qu’il se mit à frapper avec des cuillères, des écumoires, des batteuses, des rouleaux à tarte, des tisonniers, des manches de plumeaux, de syncopes, d’accents déplacés, que, l’espace de l’entre-deux mesures, on le laissa seul pour qu’il improvisât. « Magnifique ! Magnifique ! » criait Domenico, donnant des coups de coude enthousiasmés sur le clavier du clavecin. Mesure 28. Mesure 29. Mesure 30. Mesure 31. Mesure 32. « Maintenant ! », hurla Antonio Vivaldi, et tout le monde attaqua le Da capo avec une furieuse vigueur, arrachant les accents les plus extraordinaires aux violons, hautbois, trombones, régales, orgues manuels, violes de gambe, et tout ce qui pouvait résonner dans la nef, dont les lustres vibraient comme ébranlés par un tintamarre céleste.
Accord final. Antonio lâcha l’archet. Domenico laissa retomber le couvercle du clavier. Tirant de sa poche un mouchoir en dentelle trop léger pour son vaste front, le Saxon épongea sa sueur. Les pupilles de l’Ospedale éclatèrent d’un rire énorme, tandis que Montezuma faisait circuler des verres emplis d’une boisson qu’il avait inventée en transvasant le contenu de forces cruches et bouteilles, mélangeant un peu de tout… L’euphorie était à son comble lorsque Filomeno remarqua la présence d’un tableau soudainement éclairé par un candélabre qu’on avait déplacé. Ce tableau représentait une Ève tentée par le serpent. Mais ce qui dominait dans cette peinture, ce n’était pas l’Ève maigrelette et jaune trop enveloppée dans sa chevelure, inutile rempart d’une pudeur qui n’existait pas en des temps où l’on ignorait encore les malices de la chair ; c’était le gros serpent, rayé de vert, trois fois enroulé autour d’un arbre, et qui, avec ses yeux énormes empreints de méchanceté semblait offrir la pomme à ceux qui regardaient le tableau plutôt qu’à sa victime hésitant encore, ce qui se comprend quand on songe à ce que nous coûta sa désobéissance, à accepter le fruit qui devait la faire enfanter dans la douleur de ses entrailles. Filomeno s’approcha lentement de l’image, comme s’il craignait que le serpent pût sauter hors du tableau, et frappant sur un plateau qui exhalait un son rauque, regardant les présents comme s’il officiait dans une étrange cérémonie rituelle, se mit à chanter :
P’tite maman, p’tite maman,
viens, viens, viens.
Me dévore le serpent,
yen, yen, yen.
Regarde ses yeux
on dirait des braises.
Regarde ses dents
on dirait des épingles.
Ce n’est pas vrai, ma négresse,
viens, viens, viens.
C’est un jeu de mon pays,
yen, yen, yen.
Et faisant le geste de tuer le serpent du tableau avec un énorme tranchoir, il cria :
Le serpent est mort,
Ca-la-ba-son,
Son-son.
Ca-la-ba-son,
Son-son.
― Kabala-sum-sum-sum, fit chorus Antonio Vivaldi, donnant au refrain, par habitude de sous-chantre, une inflexion inattendue de latin liturgique. Kabala-sum-sum-sum, fit chorus Domenico Scarlatti. Kabala-sum-sum-sum, fit chorus Georg Friedrich Haendel. Kabala-sum-sum-sum, répétaient les soixante-dix voix féminines de l’Ospedale, au milieu des rires et des applaudissements. »
Alejo Carpentier, Concert baroque [Concierto barroco, 1974], Éditions Gallimard, 1976 ; Collection folio, 1978, pp. 55-60. Traduit de l’espagnol par René L. F. Durand.
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