La visiteuse 3

Publié le 26 octobre 2008 par Porky

Sa première pensée fut : « Bravo, elle est à l’heure ». La seconde lui fit froncer les sourcils. « Comment est-elle entrée ? Je n’ai pas entendu l’interphone. » Probablement un de ses voisins était-il rentré ou sorti en même temps qu’elle. Il se regarda dans le miroir, arrangea sa cravate, et se dirigea vers la porte. Alors qu’il manoeuvrait la serrure, une autre pensée lui traversa l’esprit, extrêmement désagréable, et incongrue. « Elle a l’exactitude de la mort. » Puis, se souvenant du jeu auquel il allait se livrer, il rit doucement et ouvrit enfin la porte.

Tout de suite, en la voyant, il comprit que sa dernière pensée était d’une absurdité sans nom. Cette femme ne pourrait jamais, au grand jamais, tenir un pareil rôle. Elle n’en avait pas le physique. Il ne respectait pas plus la mort que le reste mais au moins lui accordait-il un soupçon de grandeur. Pas la moindre trace de cette qualité chez la visiteuse. Elle n’était pourtant pas vilaine ; enfin, moins laide qu’on aurait pu craindre. Mais quelconque, vraiment. Des cheveux bruns, assez longs, mais ternes, un regard qui pouvait passer à la rigueur pour intelligent, une taille très moyenne, un visage fatigué et ordinaire, des yeux… Des yeux, quoi. Normaux. Noirs, semblait-il, dans la lumière de l’entrée. Quant au rideau de salle de bain dans lequel elle avait cru bon de s’enrouler et auquel il fallait pourtant bien donner le nom de manteau, mieux valait faire semblant de ne pas le voir. Elle le dévisageait, sérieuse, vaguement intimidée, hésitant à sourire. Il lui faudrait une bonne dose d’imagination pour rendre sa petite pièce de théâtre crédible avec une partenaire aussi peu faite pour le rôle qu’il lui destinait.

« Je suis Mademoiselle Martin », dit-elle enfin. « Oh, je vous avais reconnue, répliqua-t-il. Entrez. » Si cette réponse étrange l’étonna, elle n’en montra rien. Il referma la porte derrière elle, tendit la main. « Donnez-moi votre… heu… manteau. » « Ce n’est pas la peine, fit-elle un peu précipitamment. Je ne vais pas rester longtemps. » « Au moins vingt minutes, j’espère ? » demanda-t-il aimablement, savourant le sous-entendu que lui seul était à même de comprendre. « Je pense que ce sera suffisant. Il faut que je sois à la gare dans une heure et quart pour reprendre mon train. » « Tiens ! Vous êtes venue par le train ? » Le ton de sa voix, étonné, presque craintif, la fit sourire. « Mais oui. Vous avez reçu ma lettre, je le suppose. Je vous expliquais que je n’habite pas cette ville et que… » « Oui, bien sûr, coupa-t-il, mécontent de lui-même. Venez, ne restons pas là. »

Il la précéda dans le couloir, s’effaça pour la laisser entrer dans son bureau. « Qu’il fait bon, ici ! s’écria-t-elle. Dehors, tout est gelé. » Elle quitta ses gants, les posa sur le bras du fauteuil. La blancheur de ses mains le surprit désagréablement. « Je vous prie de m’excuser, commença-t-elle. Venir ainsi un soir de Noël, alors que vous alliez sans doute partir faire le réveillon en famille ou avec des amis… » « Cela n’a pas d’importance, rétorqua-t-il. Je ne suis pas si pressé de me rendre… » Il n’acheva pas sa phrase. « Je savais que vous deviez venir, reprit-il après quelques secondes de silence. Désirez-vous boire quelque chose ? Un peu de whisky, peut-être, pour vous réchauffer ? » Cette visiteuse n’était pas la bienvenue, certes, et elle allait très vite s’en rendre compte, mais cela ne l’empêchait pas d’être courtois. « Oh non, je vous remercie. » Elle eut un faible sourire. « Je n’aime pas l’alcool. Je n’en bois jamais. » Il jeta un regard furtif à sa montre. C’était le moment de commencer, avant qu’elle-même ne dise ce qui l’amenait chez lui. Il était vingt-deux heures dix. Il avait jusqu’à la demie.

« Votre lettre ne m’a nullement surpris. A vrai dire, je vous attendais. Ou plutôt, j’attendais depuis quelque temps un signe de votre part. Je sais ce que vous êtes venue faire ici. La seule chose qui m’étonne, c’est que vous ayez pris la peine de m’avertir. » Elle avait ouvert de grands yeux et le contemplait, effarée. « Que voulez-vous dire ? » « En général, vous n’usez guère de ce genre de précaution. Vous arrivez un soir, ou un matin, peu importe le moment exact de la journée et… vous faites votre travail. A qui ou à quoi dois-je ce traitement de faveur ? » « Mais… Je ne comprends pas », murmura-t-elle en le regardant fixement. Elle avait l’air de plus en plus stupide et une forte envie de rire le tenailla brusquement. Pas de ça. Je dois garder le contrôle de moi-même jusqu’au bout. « De quel travail voulez-vous parler ? continua-t-elle. C’est vrai, je suis secrétaire dans une entreprise mais je ne vois pas… Et pourquoi parlez-vous de traitement de faveur ? N’est-il pas naturel de s’annoncer lorsqu’on vient si tard et à un tel moment ? » « Pour vous peut-être. Pas pour moi. C’est probablement une nouvelle mode mais j’avoue ne pas m’y être encore habitué. » Il regardait avec délice l’effroi remplacer l’incompréhension sur les traits du visage de sa visiteuse. « Il est vrai que vos visites sont en général uniques. D’où ma surprise. C’est la première et certainement la dernière fois que cela m’arrive. Essayez de comprendre mon étonnement. »

« Ecoutez, je ne vois vraiment pas… Enfin, s’il vous fallait un jour aller chez quelqu’un pour lui communiquer quelque chose de très important, et c’est mon cas, j’imagine que vous le préviendriez avant, n’est-ce pas ? Ne serait-ce que pour ne pas vous déplacer inutilement. » Elle avait une certaine logique. Ce qui était nécessaire, dans sa profession. « Moi, oui. Vous, non. Je n’en vois pas la nécessité. A moins que vous n’ayez eu l’intention de vous amuser à mes dépens. » « Je vous assure que ce n’est pas le cas, affirma-t-elle en frottant nerveusement ses mains l’une contre l’autre. Oh, il doit y avoir un affreux malentendu. Vous me prenez pour quelqu’un d’autre… » « Il n’y a aucun malentendu et je ne me trompe pas d’interlocutrice, répliqua-t-il durement, dardant sur elle un regard si perçant qu’elle ne put le soutenir. Vous comprenez très bien ce que je veux dire, c’est vous qui faites la sourde et pas moi. D’ailleurs, plus je réfléchis, et plus je suis convaincu de m’être trompé, tout à l’heure, en parlant de traitement de faveur. Au fond, cette lettre n’avait pas d’autre but que de me ridiculiser à vos yeux. » Elle écarquilla à nouveau les yeux et recula de quelques pas. « Mais non, je vous jure… » « Ne jurez pas. Je ne crois pas que vous y soyez autorisée. L’ennui, avec vous, c’est que vous nous prenez pour des imbéciles. Vous croyez que nous sommes incapables de reconnaître vos petits messages. Vous vous dites qu’une simple lettre envoyée par la poste ne peut en aucun cas révéler que vous êtes l’auteur de cette mise en scène. A vos yeux, l’imagination humaine est suffisamment sous-développée pour ne pas aller au-delà des apparences. Dans les trois-quarts des cas, vous avez raison. Un autre vous eût certainement pris pour ce que vous paraissez être. Pas moi. J’ai bien compris. Votre cinéma était inutile. »

(A suivre mardi 28 octobre)