LE SOURIRE D'ACHILLE
J’ai reçu, il y a quelques jours, un roman de Loïc Lorent, Le sourire d'Achille, édité aux Éditions Jean Paul Bayol. Un service de presse qui m’était adressé, pensez donc, de nos jours, et sans rien avoir demandé ! L’événement était si improbable que j’en fus tout retourné avant même d’avoir ouvert le livre ; mais le vrai miracle était à venir …
Il y a longtemps que je n’avais lu avec une telle jubilation, c’est devenu si rare, un roman dans lequel on entre dès la première phrase et d’où l’on ne ressort qu’au dernier mot ! C’est donc un vrai roman, avec une histoire racontée dans un style étonnant et qu’il serait stupide de vouloir paraphraser.
Le sourire d’Achille se compose de deux récits enchâssés. Le prénom du narrateur, Luc, est un anacycle, c’est-à-dire que, lu de droite à gauche, il donne un autre mot. Ici, ce mot que l’on découvre est emblématique de notre monde consumériste, de cette jouissance libérale que notre héros va renier. Luc s’évertue, en effet, à gagner sa vie dans une agence qui loue aux femmes indépendantes les charmes de luxueux gigolos. À ce récit, contemporain de l’écriture, vient s’entrelacer un second récit analeptique, épisode de l’adolescence du narrateur exilé à Rome.
Roman d’anticipation ? Le narrateur évolue dans une contemporanéité indéfinie, un amalgame du Meilleur des mondes d’Huxley et de 1984 d’Orwel. Mais qu’y a-t-il à anticiper quand toute mémoire a disparu ? Il reste l’ironie, la distanciation, cette prise de recul qui permet de ne pas succomber tout à fait à l’aliénation de la société huxleyenne. Or, cette attitude critique est faussement libératrice, n’est-elle pas une autre façon plus subtile de refuser le combat ? Dans le monde de la démocratie totalitaire, l’aliénation citoyenne est la suprême liberté de la servitude volontaire : être lucide de cette situation, la vivre en distanciant, n’est qu’une méthode de survie ; si l’on n’en sort pas, le cynisme aboutit au nihilisme. On décèle un grand talent de romancier dans cette vision lucide et cinglante de la comédie humaine. Par moment, le roman devient pamphlet. Certains portraits ont l’acuité des grands classiques.
Y aurait-il dans ce roman une onomastique cachée ? À la fin, Luc retrouve Paul, autre rebelle, dans un même choix du combat radical. Or, dans Colossiens 4 :14, Paul rencontre à Troas (l’ancienne Troie où s’illustra Achille), un certain Loukas, c’est-à-dire Luc, l’auteur du Troisième Évangile et des Actes des Apôtres, qui deviendra son compagnon et le suivra jusqu’à sa détention à Rome. On rapporte que Luc aurait peint les premières icônes de la Vierge, le narrateur du roman de Loïc Lorent est lui aussi en quête de cette lumière intérieure de la femme qui peut seule sauver le monde.
Il y a une nouvelle de Marguerite Yourcenar qui se termine ainsi : « Il a manqué à l’Iliade un sourire d’Achille. » Je ne sais si le titre du roman de Loïc Lorent renvoie à cette phrase mais il est vrai que l’Iliade ne nous montre que la colère d’Achille durant la guerre de Troie. Pour le narrateur, le sourire est une arme de séduction et son identification à Achille se produit en quelque sorte « à rebours » puisqu’il passe du sourire à la colère. Achille dont le comportement nous confond. Devant Troie, alors que l’espoir des Grecs repose sur lui, Achille refuse de combattre. Pourtant, Homère nous rapporte une prophétie selon laquelle seul Achille permettra aux Grecs d’être victorieux car le vieux Phénix lui a enseigné l’art de la guerre. La guerre est sainte quand il s’agit de perdre ou de sauver son âme. Le sourire d’Achille est donc un appel à la tempête : quand la médiocrité orgueilleuse étouffe toute intelligence qui ne se prosterne pas devant le mensonge, quand la moralité confite de la servitude impose sa loi, que la bassesse règne victorieuse, alors la guerre est l’ultime recours.
Alain Santacreu