Il est interessant de relire cet article qui date d'il y a un an aujourd'hui.
Les acteurs les
mieux établis de l’establishment économique donnent corps à l’hypothèse
d’une « dérive du capitalisme financier » (Aglietta et Rebérioux). De
Patrick Artus à Jean Peyrelevade en passant par Claude Bébéar, sans
oublier toute une cohorte de grands patrons coincés entre les exigences
de l’actionnaire et les intérêts des « parties prenantes » de
l’entreprise, tous s’inquiètent ou s’indignent de la dissymétrie qui
s’est établie depuis les années 90 entre les normes nouvelles de
rentabilité du capital et le pilotage du temps interne de l’entreprise,
qui implique de pouvoir suspendre l’instantanéité de la profitabilité à
la médiation de l’investissement. A lire le chapitre 2 de Ségolène
Royal sur les « désordres du travail », à écouter les observations de
Laurent Fabius concernant les mutations actuelles du capitalisme, il
semble que ces questions de « gouvernance » autrefois laissées au seuls
experts deviennent, dans la perspective des prochaines échéances
électorales, de véritables enjeux d’économie politique. Autant ne pas
se tromper de diagnostic ! Autoréférentielle, mimétique, installant une
logique qui lui serait propre au cœur même de l’économie productive, la
finance se serait peu à peu complètement détachée de ses finalités
premières pour devenir, dans un jeu à sens unique porteur de tous les
déséquilibres et de toutes les injustices, puissance de captation de
l’ensemble des forces de travail. De médiation entre patrimoine et
production, de métrique des risques et de mesure des temps, elle serait
devenue, par sa capacité à comparer et à spéculer, une force autonome,
extérieure à ses propres objets. Tout n’est pas à rejeter dans ce
diagnostic : la financiarisation de l’économie réduit considérablement
le temps de l’action ; elle oblige les entreprises à ne jamais tenir
pour acquis ce qu’elles considèrent pourtant comme leur périmètre
historique : leur cœur de métier, leur corps propre compris comme lieu
hors marché de mise en commun de savoir-faire et d’infrastructures. Les
concepts de la « juste valeur », très en vogue dans la comptabilité et
dans la finance d’entreprise, abandonnent l’idée selon laquelle le
patrimoine propre de l’organisation, sédimenté par l’expérience,
capitalisé en autant d’actifs productifs, aurait une valeur
intrinsèque. Leur font place des approches transactionnelles obligeant
à rendre compte de la valeur de cession potentielle de chaque périmètre
de production. La nouvelle règle du jeu, ce n’est plus : combien me
rapportera la mise en commun de capacités, quelle productivité interne
en découlera ? Mais bien : combien vaut chaque partie actuelle, chaque
actif sur le marché des actifs ; le tout constitué par la somme de mes
parties est-il bien supérieur à la valeur additionnée de chacune de ces
parties ? Ce qui compte, c’est moins la constitution d’un temps propre
de l’entreprise autour de ses propres capacités actuelles ou latentes ;
c’est la valeur immédiate « à la découpe » de chaque parcelle. On peut
lire dans cette tendance de la finance la volonté de parvenir à
intégrer dans son calcul les fameuses synergies et, derrière, les
interdépendances et interactivités complexes, talon d’Achille de
l’économie politique. Ainsi, la recherche d’une transparence financière
accrue et les normes de la nouvelle « gouvernance » d’entreprise ont
pour finalité principale de réaliser immédiatement l’ensemble des
valeurs latentes du tissu économique. La financiarisation donne
toujours le sentiment d’une réduction du temps économique et de
l’investissement, parce qu’elle oblige à une décomposition et à une
révélation des complémentarités organiques de l’entreprise, dont le
rythme de développement propre, le temps intrinsèque, le nœud complexe
des différentes lignes de force qui l’agencent, sont considérés comme
autant d’obstacles à la valeur d’échange – et comme autant de pertes
d’efficience. La finance est à la fois pressée, ce que tous ses
contempteurs voient bien, mais elle est aussi travaillée par le souci
de la globalité de la chaîne de la valeur, ce qu’il ne faut pas oublier
et qui traduit l’ampleur de la mutation de l’économie réelle.
De surcroît, et c’est ce qui est compliqué, ce grand jeu d’évaluation
de la séparabilité des actifs modifie la nature même de ces actifs, si
l’on ne croit pas à une vision purement supplétive de la finance et de
la monnaie comprises comme un simple voile qu’on pourrait écarter. Ce
qui compte, ce n’est plus la substance propre de ces actifs, c’est la
valeur de leur liaison. C’est le nombre d’options qu’ils produisent,
donc l’éventail des choix qui s’offrent à l’investisseur comme au
consommateur. Puisque les nouvelles technologies permettent de relier
entre elles de très nombreuses fonctionnalités, et qu’elles font bouger
toutes les lignes des chaînes de valeur par interpénétration de la
production, de la distribution, de la mesure de l’audience, du recueil
de la demande, chaque actif productif devient un réservoir de
possibilités nouvelles. Ce n’est plus une voiture ou un téléphone que
vous achetez : c’est une somme d’options, que vous assemblez
vous-mêmes. Vous choisissez cette possibilité d’agencement plutôt que
cette autre, vous designez votre propre modèle de consommation. Dans le
panier moyen de chaque consommateur des pays développés, la part du
revenu disponible dévolue aux forfaits et aux abonnements de tous types
ne fait que croître : ce sont autant de d’options d’achat futures,
puisque votre fournisseur d’accès n’aura de cesse de vous proposer de
nouvelles offres, qu’il vous faudra pondérer, comparer, designer à
votre goût. Cette folle arborescence des connectiques entre différentes
lignes d’accès extériorise les critères de valorisation de entreprises
: un bien fini, standardisé, dépourvu d’options, est condamné au simple
présent de la transaction immédiate ; chaque nouvel ouput, chaque
nouveau produit doit rencontrer un nouveau désir d’achat. Susciter
cette rencontre est coûteux et risqué : capter l’attention, être
disponible au bon moment, justifier de sa valeur ajoutée… Avec le
modèle de la vente de droits d’accès, au contraire, le flux est
continu, comme si le client reconduisait à chaque instant la validité
future de la relation avec son fournisseur. Plus elle semble vouloir
tout évaluer immédiatement et le réduire à l’instantanéité et plus, en
réalité, la finance part à la conquête de la durée pour se prémunir de
l’incertitude.
Vers un monde de consommation clivéD’un côté, des émissions de
droits d’accès pour des services à forte composante relationnelle,
permettant d’intégrer sous une même ombrelle des prestations autrefois
éparses : votre opérateur de téléphonie devient aussi votre provider
d’informations, de jeux, de connectiques avec vos différentes
communautés, demain peut-être de savoirs et de formations; et c’est
vous-même, anciennement consommateur, qui devenez, en vertu des
principes de l’économie des réseaux, le principal producteur. Pour
pouvoir vous joindre, pour capter votre attention, pour interagir avec
vous, les tiers doivent à leur tour payer leur droit d’entrée. L’erreur
serait de penser que ces développements ne concernent que l’économie
digitale. Votre vendeur de yaourts, de la même façon, pourrait bien
devenir votre principal prestataire de santé, vous proposer de
transformer votre alimentation en éthique personnelle, attacher à la
diététique élémentaire tous les services sophistiqués de remise en
forme, de pratiques sportives, de fabrique du bien-être.
De l’autre, l’extension du domaine de la gratuité, pour l’ensemble des
produits qui, devenus génériques, n’a plus d’autre justification
économique que leur puissance d’appel. Comme le montrent le téléphone
par la voix, la presse comprise comme captation d’attention – le marché
propre de la captation d’attention étant celui des « espaces
publicitaires ». A court terme, sans doute, nombre de produits
alimentaires incitant à des consommations complémentaires, nombre de
produits d’équipement et d’électroménager impliquant maintenance, mises
à jour, connectique avec d’autres fonctionnalités. Ce principe des low
cost, voire du no cost, dans le domaine alimentaire, dans le domaine
des transports, plus décisivement encore dans tout le marché de la
captation de l’attention (médias, communications), traduit le
déplacement du lieu principal de formation de la valeur. Ce socle de
gratuité apparente révèle une économie dérivée, des produits dérivés.
Son centre de gravité, ses critères de sa valorisation, ne sont pas
logés dans la production mais dans les externalités de la production :
la consommation ne consume pas entièrement le produit ; elle engendre
de puissants effets sur des tiers, elle les implique dans le modèle
économique. C’est toute une économie du partage des émotions, du
cognitif, du savoir, qui se met ainsi en place, avec des effets de
rendements, des modes de propagation et de capitalisation bien
spécifiques. Un objet donné ou vendu est perdu pour celui qui s’en
sépare – ce n’est pas le cas d’une idée, d’une émotion, d’un sentiment
d’appartenance, d’un marqueur identitaire… qui, bien au contraire,
fonctionnent par agrégation, intersubjectivité, socialisation…
Plutôt que de lire la financiarisation de l’économie exclusivement à
l’aune de ses dérives, il faudrait aussi regarder les incidences de
l’ensemble de ces consommations dérivées. L’idée d’un dualisme entre
finance d’un côté et sphère productive de l’autre rend bien compte de
la puissance du marché, mais certainement pas de l’efficience propre du
marketing. En engageant une séparabilité généralisée des actifs de
l’entreprise au détriment de son corps propre, la finance, dans un même
mouvement, attache une multitude d’options à chacun des ces actifs.
Elle reconfigure le périmètre de l’entreprise non pas dans son
intériorité productive, mais en fonction de ses possibles dérivations,
et donc de possibilités de valorisation sans commune mesure. « Le
nouvel esprit du capitalisme », comme le voyaient bien Luc Boltanski
Eve Chiapello, s’appuie moins sur les effets de rendement de ses
ressources matérielles que sur l’absolue singularité des gestes
créateurs. Ce que l’on appelait cette année à Davos le design
capitalism. Il recycle les revendications d’autonomie individuelle en
autant de forces productives. Libéral dans ses principes, libertarien
dans ses valeurs (les soixante-huitards peuvent parfaitement se
retrouver aux commandes), il connecte davantage qu’il n’organise : il
dépasse, il subsume dirait-on en philosophie, la question de la
production par la question de la liaison. Et chaque individu devient,
par coaching, bilan personnel, tracement d’un parcours propre
d’employabilité, comptable de ses propres options d’activité. Comme le
monde de la production, le marché de l’emploi devient un nœud complexe
de virtualités plus ou moins lisibles, plus ou moins révélées. Les
cadres sociaux de l’identité professionnelles se dissolvent : la valeur
propre du métier et de la fonction se détache de l’individu qui les
occupe, parce qu’il lui faut faire apparaître d’autres capacités,
d’autres possibilités, comme autant de garanties de mobilités futures.
Cette dématérialisation, cette virtualisation de l’économie, crée en
quelque sorte du possible de tous les côtés : le consommateur qui
désigne ses propres choix jouant désormais un rôle croissant dans la
production tout court, le producteur qui optionnalise toujours plus
loin ses offres, le travailleur qui détache sa personne de sa fonction.
C’est ce mouvement qui est capté par la finance, parce qu’elle dit
savoir mesurer et pondérer les écarts entre comptabilisation des
ressources et options rattachables à ces ressources. La finance toute puissante ou simple messagère ? L’affaire
est-elle entendue ? Pas tout à fait. La finance fait à la fois
apparaître ces virtualités et les restreint au seuil de ses propres
évaluations de risques. Aussi faut-il bien dissocier deux choses : ce
que la finance révèle, qui est un terreau fertile pour une nouvelle
forme de croissance, plus volatile, plus individuée, plus spéculative
aussi (n’est-on pas en train de passer d’une économie de marché à une
économie de l’opinion ?), et ce que la finance limite, par incapacité à
lire ce qui se joue, ce qui se passe hors de la sphère productive
habituelle. Joli paradoxe pour notre temps qu’on a qualifié de « sans
alternative » : la finance que Fernand Braudel par exemple a toujours
considéré comme le cœur du capitalisme manifeste à la fois une
puissance redoutable, le mécanisme de d’évaluation et de pouvoir le
plus intégré qui ait jamais régné sur terre, et une faiblesse
prodigieuse : elle désigne comme lieu géométrique de toute valorisation
une production socialisée d’emblée, une chaîne globale d’interactions.
Mais les instruments dont elle dispose restent ceux de l’économie
politique classique la plus traditionnelle. Dans son évaluation, le
financier est contraint à ne prendre en compte que la production de
miel de l’apiculteur, et non les incidences de la pollinisation des
abeilles sur les vergers voisins. Dans l’économie globale d’une société
où la pollinisation produit l’essentiel de la richesse, la finance est
réduite au supplice de Tantale : elle sait que l’apiculteur ne détient
qu’une fonction très réduite dans la chaîne de la valeur effective ;
elle approche les fruits du verger d’une socialisation inouïe de la
production humaine, mais au moment où elle voudrait les croquer, ils
s’éloignent de ses lèvres. Quand la puissance publique et les
politiques auront-ils compris la « nouvelle grande transformation » de
l’économie politique ?
Il faut en venir à une nouvelle définition des biens publics, qui donne
un cadre social, économique, citoyen, à ce qui se passe « hors de la
sphère productive » classique, qui est devenue la partie immergée de
l’iceberg de l’ensemble des échanges et de la production de valeur
ajoutée. Accompagner les entreprises, les encourager à étendre et
globaliser le périmètre de leurs facteurs de productivité : c’est tout
l’enjeu et de la reconnaissance du statut de partie prenante
(stakeholder), et de la définition des territoires productifs. A ce
jour, seule la finance dispose d’une métrique qui fait langage : elle
constate et capte toute la valeur, mais elle ne la redistribue qu’aux
parties détentrices de droits de propriété officiels. Elle profite
pleinement de la crise du périmètre des firmes, mais elle n’en subit
que peu de conséquences, parce que les vecteurs de productivité et de
création de valeur situés hors des raisons sociales ne sont pas
lisibles. Quant à l’action publique, elle n’intègre pas
fondamentalement cette idée d’un écosystème économique appuyé tout
autant sur les productions que sur les dérivations des productions.
Elle ne regarde que la taxation de la valeur ajoutée de bout de chaîne,
sans voir que les nouveaux modes de consommations recyclent davantage
qu’ils ne consument, sans prendre en compte les effets de réseau
considérables logés dans les mutualisations de savoirs, dans les
échanges entre consommateurs, dans le bord à bord (peer to peer)
d’interactions qui ne nécessitent plus toujours de repasser par le port
afin d’effectuer une transaction. Les nouveaux modes de consommation
sont productifs de quelques chose : et ce qu’ils capitalisent pourrait
être, devrait être un socle nouveau de mutualisation et de rendements
sociaux plutôt que de sur-valeur exclusivement financière. Philippe Lentschener est Président de Saatchi & Saatchi
Yann Moulier-Boutang est Professeur d’économie à l’Université Technologique de Compiègne, Directeur du Costech
Antoine Rebiscoul est Directeur général de The GoodWill Company
Posté sur : le vide poches / planning stratégique
Posté par : jeremy dumont
Source : le figaro