Ne pas décrire. Laisser le monde parler. Au bout du compte,
toujours se taire, sauf à n’être plus que l’une des voix du monde, en sachant
bien que l’on n’est soi-même qu’un petit bout de ce même monde, autorisé, de ce
fait, à l’existence, comme tout le reste.
Se taire assez pour que circule le flux de ce qui serait à dire
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La liberté de l’essentiel. De toute façon, c’est le goût de l’essentiel et le
pouvoir d’aller, fût-ce en zigzag, dans sa direction qui définissent la
liberté, cet essentiel demeurant pour chacun, au moins jusqu’à nouvel ordre, ce
qu’il pense tel.
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La fonction de l’art est de montrer que la matière se plie à l’esprit. Les
religions le disent aussi, mais le propre de l’art est de le dire selon l’ordre
de la jouissance.
Reste à se demander de quoi, matière ou esprit, celle-ci ressortit.
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Vivre avec et non pas contre. Avec les chiens, donc, et même avec les anges,
les plantes et les voitures. Vivre avec les autres. Vivre avec le visage des
autres, pour ce que chacun révèle du
vivre, du désir, du manque à ce désir et de l’au-delà de ce dernier.
René Char parle quelquefois de chance et de magie. Ce dernier mot m’a longtemps
été désagréable pour ce qu’il choquait mes catégories mentales. S’il y a chance
et magie, pourtant, elles ne peuvent que se poser, pour la couronner, sur cette
liberté de l’attention.
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Confusion permanente du slogan éthico-sentimental et de la poésie!
Rien à faire!
L’art se promène toujours avec le malentendu qui lui tient lieu d’ombre portée.
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Le tout est de parvenir à une émotion non sentimentale. Mais peut-être aussi
bien de se servir d’une émotion sentimentale pour parvenir à une autre qui ne
le soit pas. Car si la poésie émeut et a probablement l’émotion pour langage,
celle qu’elle procure, l’émotion si
singulière qui lui est propre, n’en trouve pas moins son principe hors de l’ego
et du misérable petit tas de secrets, dont se détournait Malraux. Cela ne
devrait pas l’empêcher de demeurer intacte, superbement intacte.
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Un poème, quoi qu’il dise, se doit de trancher un nœud gordien.
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D’un côté, le monde qui est mystère, de l’autre, la poésie qui est un autre
mystère : entre les deux, la langue qui doit être claire, aussi claire que
possible, car il faut beaucoup de clarté pour révéler l’obscur en tant que tel.
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Les grands poètes sont aussi ceux qui osent décevoir. Ils connaissent leurs
raisons de rompre avec ce qu’on leur demande.
Tant pis donc, pour l’ornementation, pour la décoration, pour la mode, mais
aussi parfois pour ces vertus positives que sont la grâce, l’entente et la
paix. Ce n’est jamais préférence du bris. Trajectoire plutôt vers une autre
hauteur, trajectoire prise à désencombrer sa route : la mièvrerie n’est pas la
denrée du poème, comme certaines caricatures voudraient le faire accroire.
Rimbaud quittait des quiétudes provinciales et bourgeoises, avec communiantes
dans les jardins et piano transporté du salon au haut des Alpes (Madame a établi un piano dans les Alpes),
comme il quittait des facilités érotiques et affectives enviables : quel ennui l’heure du cher corps et du cher
cœur ! René Char dénonce, parfois, puis doit faire face à la douleur
d’avoir dénoncé. Toujours le projet est ailleurs. Il n’est du moins jamais de
piétiner ce qu’il serait aimable ou agréable d’accepter. René Char, en
revanche, avait pour visée de ménager pour les autres et pour soi l’espace
nécessaire au sursaut d’une liberté. Qu’on se souvienne de quelques uns de ses
mots précis et rudes : L’honneur
cruel de décevoir… Mais il avait déjà proclamé que le monde de l’art n’est pas le monde du pardon, ce qui n’était ni
psychologie ni morale indues, mais seulement souci de l’arrogance du miracle, autant dire de l’autonomie de la poésie,
qui surgit, comme l’esprit, où elle veut, quand elle veut.
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La poésie court au-devant de la pensée. Il faut accepter de la laisser
s’aventurer plus loin, jusqu’à ce que soit avéré que la pensée n’avait à aucun
moment cessé de la suivre, comme son ombre.
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Pour une philosophie des nerfs mariée au vide, jusqu’à l’annonce de l’extase.
Voilà, à mes yeux, le dessin de mes poèmes. D’aucuns les disent philosophiques.
J’en doute, ne me connaissant d’autre philosophie que celle-là, non par choix
intellectuel, mais par le fait d’une intime architecture sensuelle et mentale,
qui me fait élire l’émotion des nerfs pour levier de connaissance.
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La nature a horreur de l’abstraction, à ce point qu’elle a teinté de bleu le
ciel.
D’où l’azur de Mallarmé : je vois dans ce recours une méthode et une
vision.
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Mise à l’index de la métaphore : on est, de nos jours, trop intelligent,
donc pas assez naïf pour en user.
Or voilà : depuis que le monde est monde, la métaphore s’insinue partout
et je ne suis pas sûre que le discours scientifique n’en soit une, en son
entier.
C’est que la raison d’être et la justesse de la métaphore sont de dire par le
recours à autre chose ce qui ne se dit pas directement. Elle constitue l’une
des passerelles les plus déliées qui se puissent trouver pour aller d’un bord à
l’autre du hiatus que font ensemble les mots et les choses. Contrairement à ce
qu’on en dit, elle ne s’oppose pas au réel mais elle en constitue une voie
d’accès, ténue, émouvante, adjacente si
l’on veut, la seule dont on dispose quand on ne s’en connaît pas d’autre. Elle
est aussi la preuve de la ténacité avec laquelle nous nous efforçons de tout
dire, même ce que nous ne savons pas bien dire.
Affaire de besoin de parler, pour la parole elle-même, pour les autres et pour
soi.
©Gabrielle Althen