La visiteuse 2

Publié le 25 octobre 2008 par Porky

Il ne se rappelait plus la cause de cette querelle ; une broutille, certainement. Impossible cependant d’oublier ce qu’il avait dit, ses remarques acerbes, ses injures. Impossible de chasser de sa mémoire ce jeune visage soudain livide, qui se décomposait sous le mépris dont il l’accablait, et pire encore, la soudaine révolte, le regard haineux posé sur lui et cette lutte silencieuse dont il n’était sorti vainqueur qu’au prix d’une gifle. Il fit quelques pas dans la pièce, sans trop savoir à qui ou à quoi il cherchait à échapper. Il se frotta le visage à deux mains, comme pour effacer les dernières traces d’un cauchemar. Et de toute sa volonté, il rejeta la scène dans le néant de l’oubli.

Le temps n’avançait pas. Il lui semblait attendre depuis des siècles. Sûrement, sa montre retardait. Il alla consulter l’horloge de l’entrée. Vingt et une heures cinquante. « Plus que dix minutes. Si elle est à l’heure, évidemment. » Mais une mademoiselle Martin –avec un nom pareil, elle devait être secrétaire, ou manucure, ou caissière dans un grand magasin- pouvait-elle être à l’heure ? Quoique… La façon dont était rédigée la lettre, le style sobre mais élégant, sans une seule faute de grammaire, d’orthographe, laissaient supposer que la rédactrice était une femme cultivée, qui savait manier la langue, ses nuances et ses implicites. Non. Cela ne voulait rien dire. Assurément, mademoiselle Martin serait une gentille souris grise, pourvue d’affreuses lunettes de myope, et peut-être même vulgaire. Ou bien, comble de l’horreur, elle donnerait dans le genre dame patronnesse, aussi collante que soûlante. Il se plut un instant à l’imaginer sous les traits les plus abominables qui fussent. Puis il poussa un soupir d’exaspération et s’effondra dans un fauteuil, furieux contre… Il ne savait qui. Contre lui-même, d’abord. Avait-on idée de se plier à un caprice aussi absurde ? On ne venait pas embêter les gens chez eux un soir de Noël, même pour leur raconter ses malheurs –et surtout pour leur raconter ses malheurs- quand on avait deux sous d’éducation. Et le conseil de sa femme était d’une rare stupidité. Et lui-même était un imbécile. Pourquoi l’avoir suivi ? « Un imbécile », affirma-t-il à voix haute avec satisfaction, car il était persuadé du contraire. Un imbécile curieux. Le reconnaître ne diminuait en rien la haute opinion qu’il avait de lui-même. Cette lettre si simple, si brève avait excité sa curiosité. C’était un bon point pour son auteur. Sinon, comment expliquer qu’il eût retardé pour les « beaux yeux » d’une femme inconnue le moment d’aller déguster un délicieux repas de réveillon ?

Il s’installa confortablement dans son fauteuil. Comme il faisait sombre, dans cette gare. Une ridicule lanterne était accrochée au-dessus de la porte d’accès au quai. Gare de province, sans attrait, sans beauté, sans une once d’intérêt. Le train venait d’arriver, un monstre sorti tout droit de la préhistoire ferroviaire, un engin qui crachait du feu et de la fumée, émettait par à-coups de curieuses onomatopées et des hurlements à vous faire tomber de saisissement. Le chef de gare -mais où avait-il dégotté ce smoking étrange ?- s’approcha d’un wagon et ouvrit une portière. Une voyageuse descendit lentement. Elle ne le regarda pas mais tourna la tête de tous côtés, comme si elle cherchait quelqu’un. Enfin, elle se décida à quitter la gare. Sa démarche était étrange. Tout de noir vêtue, elle marchait d’un pas presque mécanique. Belle ? Impossible de voir son visage. Seules ses mains, par leur blancheur, leur finesse presque translucide, tranchaient sur les ténèbres de la rue. Elle s’arrêta sous un lampadaire, sortit un papier de son sac, le lut attentivement. Puis elle traversa une place, tourna à gauche dans une rue mal éclairée. Elle semblait à présent savoir où elle allait. Elle marchait sans bruit, sûre d’elle, s’arrêtait parfois devant une maison, levait la tête, contemplait un instant les carrés lumineux dessinés sur la façade, puis repartait de son pas tranquille. Elle ne marquait aucune hésitation aux carrefours, et poursuivait sa route sans jamais paraître revenir en arrière. Il la suivait, fasciné, perdu dans ce labyrinthe qu’il ne reconnaissait plus. Il savait pourtant qu’ils n’étaient pas très loin de chez lui. Au coin de cette avenue, elle allait certainement tourner à droite, s’arrêter devant le numéro dix-neuf, appuyer sur le bouton de l’interphone. Il fut tout à coup saisi du désir impérieux de voir son visage. Mais ce fut en vain qu’il essaya de parvenir à sa hauteur, en vain qu’il tenta de la doubler. Bien avant lui, elle était arrivée devant l’immeuble. Elle était immobile, elle semblait l’attendre. La lueur d’un lampadaire tombait enfin sur son visage. Il s’approcha. Elle tourna la tête vers lui. C’était le visage de sa femme et celui de son fils, étroitement mêlés, comme superposés, le sourire de l’une sur les lèvres de l’autre, le regard sombre de son fils dans les yeux clairs de son épouse, son nez à elle, son front à lui et surtout ce regard, ce regard de haine et de désespoir, ce regard dans lequel brillait maintenant une joie inhumaine et diabolique, et qui le fit hurler de terreur.

Son cri le tira de son cauchemar. Il se réveilla, baigné de sueur. Quel rêve stupide ! Il se leva, alla se verser un verre de whisky et l’avala d’un trait. Tout de suite, il se sentit mieux. L’alcool lui rendait sa lucidité. Il avait honte de son cri ridicule, de cette peur tout aussi ridicule, honte surtout de s’être laissé prendre au piège d’un simple rêve. C’était sans doute ce bouquin absurde qui était à l’origine de tout cela.

Une idée germa tout à coup en lui. Une idée plaisante, drôle, un peu folle certainement, mais qui le fit éclater de rire. Allons, ce cauchemar ne serait pas venu le hanter pour rien. Cette mademoiselle Martin, qui n’allait d’ailleurs pas tarder, il restait une minute avant l’heure fatidique, s’il se servait d’elle pour s’amuser un peu ? Juste un peu. Pas méchamment. Enfin, pas trop. Il composa en quelques secondes le scénario de la comédie qu’il allait lui jouer. Ce n’était pas tous les jours qu’un rêve vous donnait l’occasion de monter une farce aussi macabre et aussi amusante. Elle n’était sans doute pas très intelligente, mais quoi ? Il pouvait bien s’offrir le luxe de rire aux dépens d’une de ses congénères. Il le faisait déjà depuis si longtemps…

Il avait hâte qu’elle fût là. Sans elle, la comédie ne pouvait commencer. Un regard à la montre. « Vingt-deux heures. » La sonnette tinta.

(A suivre)