L’existence et l’importance du transfert latéral de matériel génétique entre les bactéries est connu depuis longtemps (Lan et Reeves, 1996; Ochman et coll., 2000). Cette phrase toute simple cache en fait une vérité complexe : les bactéries sont capables de s’échanger des gènes entre elles, ce qui nous gène considérablement au moment de reconstruire une phylogénie. Au lieu d’évoluer sous forme d’arbre, le fameux tree of life, les bactéries ont tendance à former des réseaux, avec des ponts qui relient les souches qui se sont échangé des gènes. L’échange de matériel génétique (lateral gene transfert) est une force majeure de l’évolution bactérienne, en plus d’être un sujet fascinant.
Les bactéries, comme un nombre incalculable d’autres êtres vivants, ont des bio-aggresseurs viraux, qu’on appelle phages. Pour ceux qui ne sont pas familiers avec le sujet, disons simplement qu’un phage peut avoir deux types de comportements : soit il entre dans la bactérie, se divise, et sort en laissant derrière lui une bactérie détruite (il est lytique), soit il intégre son génome dans celui de son hôte, et laisse sa descendance se former (il est lysogénique). Les génomes des phages lysogéniques sont détectables dans les génomes bactériens.
Plusieurs travaux rapportent l’existence de prophages en quantité importante dans les génomes bactériens, sans nécessairement poser de questions sur le potentiel rôle adaptatif de ces séquences. Canchaya et coll. (2003) insistent sur le fait que les gènes des phages sont sélectionnés pour une efficacité de réplication importante — l’éternel compromis transmissibilité/pathogénicité. L’intégration de gènes de phages dans les bactéries (prophages) peut donc conférer aux hôtes un avantage sélectif non négligeable : si une bactérie intégre un gène lui permettant de recopier plus d’ADN, plus vite, elle fera plus de descendants (modulo la fiabilité de cette nouvelle protéine, qui doit ne pas accumuler de mutations); ces gènes de phages sont susceptibles de se répandre plus rapidement dans une population bactérienne : le phage augmente ainsi la fitness de son hôte!
La récupération de gènes viraux par les bactéries ne se limite pas aux gènes de réplication. Nakayama et coll. (2000) rapportent que Pseudomonas aeruginosa a dérivé un cluster de gènes des phages P2 et phi– codant des protéines de la “queue” du phage, la “clef” avec laquelle il ouvre la bactérie– en bactériocines (des antibiotiques produits par les bactéries). Herman et coll. (1993) ont montré que la balance lytique-lysogénique dans le système Escherichia coli-lambdaest sous la dépendance de deux gènes (ftsH et hflB), présentant une homologie très importante. ftsH est une protéase impliquée dans le maintien de l’intégrité membranaire, et hflB est un régulateur de la protéine virale C2. Le développement de la bactérie et le type de cycle du phage sont effectués par la même protéine.
Mais les exemples précédents viennent de phages qui ne sont pas nécessairement lytiques…
Si les phages sont susceptibles de conférer un avantage sélectifs aux bactéries hôtes quand leur cycle est lysogénique, cet avantage est perdu dans le cas d’un cycle lytique à la fin duquel la bactérie hôte est détruite. Cependant, les phages ont la capacité d’exciser de l’ADN bactérien et de l’incorporer à leur génome (c.f. Canchaya et coll., 2003 et références), favorisant le transfert horizontal de gènes entre différentes souches bactériennes. En milieu naturel, l’abondance relative des phages étant très supérieure à celle des bactéries (jusqu’à 10 fois en milieu marin, c.f. Wommack et Colwell, 2000), cette modalité de transfert de gènes est susceptible d’avoir une grande importance dans l’évolution à court terme des bactéries.
Et les conséquences sur l’évolution des phages?
Concernant l’évolution des phages, Nakayama et coll. (1999) proposent que le phage phi-CTX soit un phage P2 adapté à P. aeruginosa. Une des certaines des séquences de ce phage, notamment impliquées dans la lyse, ne se retrouvent pas dans le génome de P2 : leurs plus proches homologues sont des gènes codant des enzymes lytiques de différentes bactéries Gram-positives. Il est a noter que la présence de fragments de gènes de bactéries Gram-positives semble indiquer que le phage phi-CTX aie pu au cours de son évolution utiliser un hôte de ce type. Autrement dit, en allant “emprunter” des gènes à différentes bactéries, le phage va pouvoir acquérir de nouvelles fonctions!
Digression en passant : les tenants du dessein intelligent nous rebattent les oreilles de l’observation selon laquelle le vivant évolue en ajoutant des “briques”, permettant de réaliser une nouvelle fonction; cette observation serait bien la preuve que quelqu’un à conçu ces briques, comme en biologie synthétique. Le transfert latéral de gènes est un des exemples dans lequel on observe effectivement l’ajout de briques, qui correspondent, comme on me le faisait remarquer ce matin encore, à des mutations de taille très importante. Seulement, le phage ne découpe pas une brique. Il capture un morceau de génome bactérien, qui, si il lui confère une fonction avantageuse en terme de fitness, et que le coût associé est inférieur au bénéfice retiré, est conservé dans les générations suivantes. On est loin de la conception par un agent intelligent, fin de la digression.
Il existe certains cas dans lesquels des gènes bactériens portés par le phage sont susceptibles d’augmenter sa fitness. Lindell et coll. (2005) montrent que certains phages – y compris lytiques – de cyanobactéries portent le gène psbA (codant la protéine D1 du photosystème II, qui a la fâcheuse caractéristique de se dégrader très rapidement, ce qui ne serait pas un problème majeur si elle n’était pas un des éléments principaux de la photosynthèse…) ou d’autre gènes high light inducible (protégeant le photosystème bactérien contre les radiations lumineuses trop importantes). La protéine D1 est caractérisée par un turn-over rapide, et est nécessaire au métabolisme de la bactérie. En en portant une copie fonctionnelle dans son génome, le phage permet que la photosynthèse de son hôte soit maximale, condition nécessaire à une réplication maximale pour… le phage. Le phage supplémente le métabolisme de son hôte afin d’augmenter sa propre fitness. Mes anciens collègues de Banyuls ont aussi trouvé des gènes communs entre un picoeucaryote photosynthétique et son phage, je serai curieux de voir le rôle fonctionnel de ces gènes…
Sullivan et coll. (2006) ont montré, toujours pour des cyanobactéries, que les gènes du photosystème II des phages étaient dérivés des gènes bactériens, et qu’on observait une spécificité assez importante (les gènes des phages sont dérivés des gènes de leurs hôtes). La prévalence de ce mécanisme est importante : 88 % des phages portent psbA, et 50 % portent à la fois psbA et psbD. La plupart des phages présentant ces deux gènes ont des spectres d’hôte plus importants que les phages apparentés ne portant aucun ou un gène de photosystème unique, renforçant l’idée que les phages portant des gènes du métabolisme de l’hôte peuvent être avantagés – où que le facteur limitant l’acquisition de nouveaux gènes par le phage est son spectre d’hôte. Quand des séquences partagées ont été cherchées sur des isolats prélevés sur le terrain, la diversité obtenue a été importante, ce qui semble indiquer que des événements de ce types sont susceptibles de se produire de manière indépendante — le fait que ces transferts indépendants soient sous contrôle environnemental demande d’être testé.
Un travail plus récent de Lindell et coll. (2007) permet de montrer que, bien que le génome du phage soit transcrit de manière globalement linéaire durant l’infection, certains gènes du métabolisme de l’hôte présents dans le génome du phage font partie du même cluster d’expression, et ce malgré leur séparation physique. La majorité des travaux montrant un impact positif sur la fitness du phage lié à la présentation dans son génome de gènes du métabolisme de l’hôte ont été réalisés sur des phages lytiques de cyanobactéries, mais rien ne dit que ce phénomène ne se retrouve pas dans d’autres systèmes. Il est notamment intéressant de se demander si le phage ne peut pas, dans son propre intérêt, “protéger” son hôte dans certains environnements… Mais ceci est une autre histoire…
Disclaimer : Cette note est adaptée d’une mini revue de littérature que j’ai fait sur le sujet dans un cadre plus “formel”, d’où le ton un peu raide et les multiples pincettes prises qui caractérisent souvent les textes scientifiques. Je remercie Harald Brüssow pour notre discussion qui a en partie inspiré cette note.
Références
Canchaya, C., Fournous, G., Chibani-Chennoufi, S., Dillmann, M.-L. et Brüssow, H. (2003), ‘Phage as agents of lateral gene transfer’, Current Opinion in Microbiology 6(4), 417–424.
Herman, C., Ogura, T., Tomoyasu, T., Hiraga, S., Akiyama, Y., Ito, K., Thomas, R., D’Ari, R. et Bouloc, P. (1993), ‘Cell growth and lambda phage development controlled by the same essential Escherichia coli gene, ftsH/hflB.’, Proceedings of the National Academy of Sciences of the United States of America 90(22), 10861.
Lan, R. et Reeves, P. R. (1996), ‘Gene transfer is a major factor in bacterial evolution’, Molecular Biology and Evolution 13(1), 47–55.
Lindell, D., Jaffe, J. D., Coleman, M. L., Futschik, M. E., Axmann, I. M., Rector, T., Kettler, G., Sullivan, M. B., Steen, R., Hess, W. R., Curch, G. M. et Chisholm, S. W. (2007), ‘Genome-wide expression dynamics of a marine virus and host reveal features of co-evolution’, Nature449(7158), 83–86.
Lindell, D., Jaffe, J. D., Johnson, Z., Church, G. et Chisholm, S. W. (2005), ‘Photosynthesis genes in marine viruses yield proteins during host infection.’, Nature 438(7064), 86–9.
Nakayama, K., Kanaya, S., Ohnishi, M., Terawaki, Y. et Hayashi, T. (1999), ‘The complete nucleotide sequence of ?CTX, a cytotoxin-converting phage of Pseudomonas aeruginosa: implications for phage evolution and horizontal gene transfer via bacteriophages’, Mol Microbiol 31(2), 399–419.
Nakayama, K., Takashima, K., Ishihara, H., Shinomiya, T., Kageyama, M., Kanaya, S., Ohnishi, M., Murata, T., Mori, H. et Hayashi, T. (2000), ‘The R-type pyocin of Pseudomonas aeruginosa is related to P2 phage, and the F-type is related to lambda phage’, Molecular Microbiology38(2), 213–231.
Ochman, H., Lawrence, J., Groisman, E. et coll. (2000), ‘Lateral gene transfer and the nature of bacterial innovation’, Nature 405(6784), 299–304.
Sullivan, M. B., Lindell, D., Lee, J., Thompson, L., Bielawski, J. et Chisholm, S. W. (2006), ‘Prevalence and evolution of core photosystem II genes in marine cyanobacterial viruses and their hosts’, PLoS Biol 4(8), e234.
Wommack, K. et Colwell, R. (2000), ‘Virioplankton: Viruses in Aquatic Ecosystems’, Microbiology and Molecular Biology Reviews 64(1), 69.