"Les propos sur la peinture du Moine Citrouille Amère" Shitao
Traduit et commenté par Pierre Ryckmans. Essai. Plon, 2007.
S'il existe dans l'Histoire une figure emblématique de la peinture chinoise, c'est bien celle de Shitao (1641? 1642 ? - 1707), moine bouddhiste, poète, calligraphe et surtout peintre de grand talent qui exprima par le biais d'un traité ses théories picturales en composant « Les propos sur la peinture du Moine Citrouille Amère ».Ce moine dénommé « Citrouille amère » n'est que l'un des multiples surnoms qu'aimait à se donner Zhu Ruoji, alias Shitao, ( Shitao est d'ailleurs l'un de ses surnoms qui signifie « Vague de pierre ») dont les plus connus sont « Le Vieillard de Qingxiang », « Le Disciple de la Grande Pureté », « Le Vénérable Aveugle », etc...
C'est donc à la découverte de ces « Propos sur la peinture » que nous convie Pierre Ryckmans, en nous offrant cette magnifique traduction des écrits de Shitao, écrits richement commentés afin de mieux nous faire saisir la pensée de l'artiste. Car il faut dire que cette lecture, même si elle s'avère passionnante, ne se laisse pas apprivoiser avec facilité. La peinture traditionnelle chinoise qui est l'objet de ces « Propos » est avant tout une forme d'art dévolue aux nobles lettrés. Héritière de nombreuses générations d'artistes de grand talent, elle obéit à des normes et des codes solidement établis dont il est fortement déconseillé de s'écarter. Cette peinture distingue deux sortes de sujets, le premier considéré comme inférieur : les architectures, les objets, les personnages et les animaux ; la catégorie supérieure, elle, englobe tous les éléments ayant trait à la composition d'un paysage : les montagnes, les arbres, l'eau, les nuages...
À cet académisme pesant, Shitao va apporter sa touche personnelle et, tout en respectant les principes picturaux de son époque, va cependant élaborer une théorie laissant libre cours à son individualité. Le trait majeur de cette « révolution » s'exprimera par la théorie de « L'unique trait de pinceau », théorie très largement inspirée de la doctrine taoïste et du bouddhisme Chan, qui veut que de l'Un naisse le Multiple et donc que le premier trait de pinceau contienne en lui la totalité de l'oeuvre à venir.
Ces notions, qui nous apparaissent plus philosophiques que picturales, sont en effet bien éloignées de nos propres conceptions occidentales. C'est en effet en découvrant peu à peu ces « Propos » que l'on en vient à saisir le discours qui émerge de ces écrits : la peinture chinoise , dans sa conception, n'est pas une recherche basique du beau et de la ressemblance absolue, elle est avant tout une démarche spirituelle, une méditation qui vise à créer l'harmonie entre le paysage observé, le paysage peint sur le papier, la main du peintre, le peintre lui-même, puis en dernier lieu le spectateur.
Démarche mystique donc, inspirée du confucianisme, du taoïsme et du bouddhisme, au service d'un art qui, même s'il évoque à nos yeux d'occidentaux un sentiment d'harmonie et de sérénité, est avant tout un chemin spirituel où le peintre trouve sa liberté dans la contrainte et où la poésie émerge d'un trait de pinceau trempé dans l'encre.
On trouvera donc dans les « Propos » des considérations philosophiques mais aussi des conseils techniques destinés aux adeptes de cette forme d'art : Shitao y évoque les mouvements du poignet (ou comment tenir le pinceau à main levée), ainsi que les règles de composition d'un paysage, comment suggérer le relief des sujets représentés suivant leur texture et l'atmosphère dans lequel ils baignent (on trouvera dans les notes de Pierre Ryckmans, (Note 1 du chapitre XIV, p.107) la classification des différents phénomènes atmosphériques à représenter suivant les saisons : paysage nuageux au début du printemps, brume du matin sur les montagnes en été, pluie abondante avec vent faible, etc...)
« Les propos sur la peinture du Moine Citrouille Amère » est un ouvrage de référence, assez ardu à comprendre dans sa totalité pour qui n'est pas familier de cette forme d'expression qu'est la peinture chinoise traditionnelle mais l'on peut se rassurer en lisant ces quelques lignes de Pierre Ryckmans dans la Note 6 de l'Introduction : « La préface de l'édition critique du manuscrit Hua Pu (Shanghai 1962) constate : « Ce traité qui sans nul doute constitue une des oeuvres les plus éminentes de la littérature esthétique de notre pays est bien digne de notre étude attentive ; mais son texte est obscur et le lecteur peut difficilement en atteindre une compréhension approfondie ; et pour ce qui est de certains termes, leur interprétation varie d'un commentateur à l'autre. Les commentaires que nous donnons ici pourront sans doute aider considérablement le lecteur à pénétrer le sens de l'original, mais il n'en subsiste pas moins de nombreux endroits qui restent irréductibles à l'analyse. C'est pourquoi le lecteur devra s'armer de patience ; ce n'est qu'au bout d'une étude minutieuse et attentive qu'il finira par pouvoir en saisir intuitivement l'esprit essentiel. »
Le même avertissement est certainement nécessaire, a fortiori, pour le lecteur de cette traduction ; et si, au terme de son étude, bien des points lui restent encore obscurs, qu'il ne s'en étonne pas trop puisque Yu Jianhua, l'un des meilleurs spécialistes en la matière, confesse lui-même : « Dans la littérature esthétique de l'époque Qing, le traité de Shitao est considéré, de l'avis général, comme le texte le plus difficile (...) ; plusieurs endroits m'en sont encore inintelligibles et je me sens fort en peine de leur fournir un commentaire... »
Ainsi, même s'il n'est pas acquis d'appréhender dans sa totalité le discours de Shitao, la lecture des « Propos » offrira au lecteur un regard particulièrement nouveau sur la manière de contempler et de comprendre la peinture chinoise dans toutes ses implications esthétiques et philosophiques.
Peinture de Shitao