Vous en voulez, du cinéma d’ailleurs ? Vous en voulez du cinéma qui ne ressemble à rien d’autre ? Vous en voulez, du film dépaysant qui vous plonge dans une culture sans référence commune avec votre quotidien sans pitié ? Et bien passez votre chemin ! Ce cinéma d’Asie n’est pas fait pour vous. Vous trouverez peut-être votre bonheur dans d’autres salles, avec des musiques planantes, des poignards qui volent, des sabres qui sifflent. Ici, rien de tout ça, ce n’est pas le genre de la maison. Mais si vous cherchez à voir une société qui se transforme, un quotidien épuisant, des petits riens qui fabriquent un grand tout au bout du bout du total, une humanité de sueur sans honte et sans ostentation, un quotidien de larmes contenues, d’effort, de volonté, d’abnégation, de lenteur pesante, de misère honorable, de simplicité, de rapports tout simplement humains, alors arrêtez-vous. Posez une fesse sur ce fauteuil, avalez un grand café serré, et regardez-moi ça. « Still life » est fait pour vous. Vous voulez voir la vie, la vraie, celle qui est au bout du monde mais qui vous montre ce que pourrait être la votre, ce qu’elle est probablement aussi au moins en partie, sous votre coin de ciel à vous, au milieu des vôtres ou au milieu de votre solitude. C’est à cette porte là qu’il vous faut frapper.
Affiche France (cinemovies.fr)
Arrivant à la ville à la recherche de sa fille, partie avec sa mère quelques 16 ans plus tôt, sur la seule piste qu’il possède, celle de son beau-frère patron d’un de ces bateaux du fleuve, un mineur se retrouve contraint d’attendre le retour de sa femme en vadrouille dans une ville voisine. Et comme il faut bien vivre en attendant, le voilà engagé à la démolition générale. Jusqu’au retour de sa femme qui lui apprend que sa fille est encore ailleurs, plus au sud : « Mais ce n’est pas ici le sud ? », « Si, mais encore plus au sud ». Comme s’il y avait toujours plus loin à aller, toujours plus profond à creuser, toujours un horizon à atteindre, même à pas minuscules mais dont l’accumulation rend toute chose possible. Même de racheter cette femme, depuis si longtemps partie, à son employeur. La racheter aussi simplement qu’on achète un terrain, en convenant du prix et en repartant au labeur pour en accumuler le montant. Le temps n’a rien à y faire. Petit à petit, tout est possible, même pour acquérir cette femme qui sait que tout se paye et que rien ne justifie l’emportement d’une manifestation d’émotion.
De son côté, une infirmière arrive à la recherche de son mari qui n’a pas regagné leur domicile depuis deux ans tant il est occupé à son labeur d’ingénieur sur le chantier du barrage. Au début, quelques coups de fils maintenaient encore un semblant de lien, jusqu’à ce qu’ils ne soient plus que la coquille vide d’un lien distendu avant de cesser complètement. Hébergée chez un ami, elle poursuit sa quête d’un mari qui semble s’éloigner à chaque fois qu’elle retrouve sa trace, elle finit par obtenir une rencontre dont la vacuité la confirme dans son désir d’annoncer une liaison et son souhait de divorce.
Navigant au gré de ces deux quêtes, qui ne se croisent jamais, le film dévide à l’infini l’écheveau des attentes, des espoirs, des déceptions, des retours, des éloignements, des ruptures. Mais il le fait dans un monde de lenteur et de lassitude, où rien ne semble émouvoir tant les sentiments sont contenus dans un mélange de pudeur et d’abnégation. Aucune révolte ne vient s’interposer, aucun cri, aucune course. La douleur comme la joie sont muettes, sobres, à peine émaillées par un regard ou épisodiquement une larme silencieuse. Le temps s’écoule lentement, inexorable, impitoyable, comme sur cette rangée de montres et de réveils, en collection dérisoire, pendant sur une corde à linge dans la modeste cuisine du logement qui abrite l’infirmière.
Et au milieu de ces histoires intriquées, au milieu de ces décombres interminables de bâtiments et de sentiments en ruines, un immeuble délirant se fait à peine remarquer tant le paysage est sinistre et désolé. Tout au plus se demande-t-on, l’espace d’une fugace seconde, à quoi pouvait bien servir cette étrange bâtisse avant de tomber dans la désolation de la décrépitude. On le croise par instant, pour finir par s’y habituer comme à une étrangeté sans conséquence. Jusqu’au moment où, sans annonce et sans autre suite, en quelques secondes, il se détache du sol dans un nuage de poussière avant de s’élancer vers le ciel et d’y disparaître comme une fusée regagnant son orbite. Pas d’annonce, pas de suite. Juste cet instant qui emporte avec lui tout ce que le film scrute au ras du sol, à la manière d’un entomologiste de l’âme, de la société chinoise, du fardeau de la vie, des destins qui se croisent plus qu’ils ne se nouent, et qui verrait sans trop comprendre disparaître à l’horizon un étrange papillon coloré là où il avait laissé la chenille grise et velue qu’il observait, avant de retourner à la patiente étude des chenilles suivantes, au plus près des herbes et des cailloux.
Une société chinoise en cours de construction, dans un monde en déconstruction. Où chacun, jusqu’au plus humble, a son téléphone portable, même s’il loge sous les arcades d’un pont. Où on danse la valse comme par obligation, comme en pensant à autre chose. Où les petits trafics s’accommodent des grands projets. Une Chine des petites gens, et des grandes gens qui ne savent pas encore quoi faire de cette ascension sociale. Une société du silence et de l’acceptation, où le plaisir pourrait aussi bien être une forme du devoir. Une société qui sait que le monde est dur, qui sait ce que veut dire la misère, qui a appris à se peindre des couleurs de la muraille pour échapper aux rigueurs du sort, qui sait aussi que l’intime n’a rien à faire au dehors.
« Still life » est un cinéma de cette Chine là, de ces hommes là qui savent le prix de la douleur, de cette prudence et de cet acharnement discret.