"Socrate : Alors, mon bon Néophytion, quoi de neuf aujourd'hui ?
Néophytion : Je suis accablé. Notre jeunesse est dépravée : on vient de m'apprendre que des enseignants utilisent des jeux en classe. La Grèce est en pleine décadence ... Pourtant, à l'école, on n'est quand même pas là pour s'amuser ! Et il y a la récréation pour jouer !
S : Si tu penses qu'apprendre doive rimer forcément avec tristesse et ennui, alors tu as sans doute raison. Mais es-tu bien sûr que les jeux utilisés par ces enseignants soient les mêmes auxquels jouent nos enfants dans la cour ?
N : Mais l'image de l'enseignant est dévalorisée ! S'il joue, il n'est plus sérieux !
S : Faire jouer des enfants et des adolescents est une tâche difficile. La maîtriser est au contraire plutôt valorisant pour l'enseignant. Et rien n'oblige à ce qu'il se transforme en amuseur : s'il est arbitre, il aura à donner envie de jouer, à faire respecter les règles, tout en faisant en sorte que les élèves apprennent. Quoi de dévalorisant là-dedans ?
N : J'en conviens. Mais tu sais comme moi que certains jeux sont moralement discutables.
S : J'en conviens également. Il faut faire attention à ce à quoi on joue. Je verrais mal un enseignant proposer à ses élèves de jouer le marché aux esclaves de Delphes ou de faire gagner un élève jouant un tyran. Il faut donc bien réfléchir à l'éthique du jeu prévu en classe.
N : Non, décidément, pour moi, jouer ce n'est pas sérieux. Seul le discours du maître est sérieux.
S : As-tu déjà vu des enfants jouer ? Y a-t-il pour eux quelque chose de plus sérieux que le jeu qui les captive ? As-tu remarqué comment ils s'investissent dans le jeu ? Puisque tu es bon observateur, tu as dû aussi noter que ce n'est pas toujours le cas en classe quand l'élève doit écouter le maître ... Je t'ai vu jouer aux dés hier : tu semblais beaucoup plus sérieux dans ta partie qu'à notre dernière réunion des citoyens.
N : Peut-être. Mais en tout cas, ces jeux n'ont aucune utilité dans la vie réelle. Qu'apprend-t-on de vraiment utile pour son avenir et celui de sa cité dans un jeu ?
S : Au risque d'être paradoxal, les enfants apprennent plus et mieux avec certains jeux. Prenons l'exemple de notre démocratie. L'enseignant peut organiser un débat public entre ses élèves, faire élire des stratèges qui auront à prendre des décisions pour notre cité, les faire négocier avec Sparte, les faire mener une bataille, leur demander de gérer au mieux notre mine du Laurion pour frapper le plus possible de pièces de monnaie ... sous forme de jeu. Les élèves découvriront que mener une cité, ce n'est pas si facile : à l'avenir, ils écouteront peut-être les démagogues et les sophistes avec d'autres oreilles et, qui sait, ils feront de bons magistrats. Ils auront pu se tromper sans risque, sur une situation proche de notre vie quotidienne. Si je suis ton raisonnement, ton enseignant, lui, fera un beau discours sur la démocratie, montrera une pièce de monnaie, évoquera avec des larmes dans les yeux le glorieux temps de Périclès ... Aura-t-il formé des citoyens ? Qui des deux enseignants est le plus proche de la réalité ?
N : Admettons cette supériorité du premier sur le deuxième. Mais quel est l'intérêt de jouer aux dés en classe ?
S : Tu n'écoutes pas, mon ami. Ai-je dit qu'il fallait jouer pour le simple plaisir en classe ? Non, mille fois non. Jouer aux dés n'a aucun intérêt en soi. C'est à l'enseignant de trouver quel intérêt le jeu peut avoir, de se demander : qu'est-ce que le jeu va pouvoir apporter à mes élèves ? Je reprends ton exemple des dés. Le jeu seul n'a pas d'utilité. Mais si l'enseignant s'en sert pour faire apprendre les additions, ou si deux joueurs opposent les notions de "plus" et de "moins" en comparant les résultats, nul doute que le jeu a sa place en classe. C'est l'enseignant, en assignant un objectif au jeu (et en le transformant au besoin), qui transforme la futilité en pédagogie.
N : La part du hasard semble bien grande, non ?
S : Sais-tu qu'il existe des jeux sans aucun hasard ? Je suis sûr que tu l'ignorais ...
N : J'admets mon ignorance. Mais en allant ainsi vers l'élève, au lieu de l'obliger à venir vers la connaissance, ne lui fait-on pas perdre tout goût du travail et de l'effort ?
S : Je demanderai à tes esclaves ce qu'ils pensent de ton goût pour l'effort et de ton amour du travail ... Ne crois-tu pas que c'est précisément le métier de l'enseignant que d'aller vers l'enfant, de trouver le moyen le plus intelligent pour l'emmener vers de plus nobles univers ? C'est précisément le sens du mot "pédagogue", celui-là même que tu emploies pour tes enfants : il prend tes enfants par la main pour les emmener à l'école, chaque jour. Et si tu as l'occasion d'assister à une de ces séances où des enfants jouent en classe, tu t'apercevras que c'est une des rares fois où ils ne décrochent pas. Mieux, on me dit que certains délaissent leur récréation pour terminer leur jeu.
N : Mais il y a déjà tant de choses à apprendre en classe : Homère, l'Iliade, l'Odyssée, Ulysse, Achille, Troie ... et j'en passe ! Alors comment peut-on trouver le temps de jouer ?
S : Il serait stupide de faire cours puis d'attendre qu'un moment se dégage pour pouvoir jouer. Il faut jouer à la place du cours traditionnel, et non pas en plus. Car, écoute bien, si le jeu remplace le cours, c'est bien parce que le jeu est le cours. C'est sous la forme d'un jeu que le cours sera mené par l'enseignant. Le jeu n'est pas la cerise sur le gâteau : il est le gâteau.
N : Mais rien dans Homère ne dit qu'il faille jouer. Les programmes des écoles de toutes les cités ne le demandent pas !
S : Heureusement que les programmes des écoles ne le demandent pas ! Sinon, ne crois-tu pas qu'on verrait fleurir des démagogues et des sophistes qui multiplieraient les exhortations à jouer, sous peine d'être maudit par les dieux ? Laissons aux programmes ce qu'ils demandent et accordons à l'enseignant le soin de choisir à quel moment il jugera opportun de jouer ou pas.
N : Revenons à ton exemple de la démocratie. Ne crains-tu pas qu'un élève, jouant être Périclès, finisse par devenir fou en se prenant vraiment pour lui ? En jouant un rôle, gardera-t-il toute sa raison ?
S : Si je suivais ton raisonnement, il faudrait enfermer tous les acteurs et interdire le théâtre, non ? J'ai effectivement entendu sur l'agora des citoyens accuser ces jeux de rôles. Franchement, est-ce bien sérieux ? Est-ce parce qu'un enfant joue à Périclès qu'il deviendra stratège et mourra de la peste ? Toi-même, étant enfant, tu as beaucoup joué avec tes camarades à être hoplite : l'es-tu maintenant ? Je crois même que tu n'as pas beaucoup apprécié le temps de ton service militaire ... Laissons dire les démagogues : ils ont toujours besoin d'un bouc-émissaire et je ne serais même pas étonné qu'ils s'en prennent à moi un jour prochain ...
N : Je n'en démors pas. Imaginons que les élèves aient à rejouer la guerre contre les Perses ... et qu'ils la perdent. Ne risquent-ils pas de mélanger leur jeu et la réalité ? Sauront-ils distinguer la vérité ?
S : Crois-moi, les enfants font très facilement la distinction entre leurs jeux et la réalité. De toute façon, c'est à l'enseignant de prendre le temps de comparer ces deux résultats : le
faux et le vrai. Et tu verras avec quelle intensité spontanée les enfants regardent la réalité, en se demandant : avons-nous mieux fait que nos glorieux ancètres ? Qu'ont-ils fait de différent de
nous ?
Avons-nous réussi ? Et là, apprendre l'histoire prend une autre dimension. Et si le résultat du jeu est différent, qu'importe ? Les élèves auront appris des mécanismes, comme la nécessité de
s'unir pour les cités grecques afin de défendre leur liberté.
N : La guerre, encore la guerre ! Ces jeux glorifient la guerre, la compétition. Tes élèves deviendront des serviteurs d'Arès !
S : C'est faux. Si les élèves s'opposent dans un jeu en classe, ne fût-ce que pour être le premier à répondre à une question de l'enseignant, ils le font en respectant des règles, comme lors de nos jeux à Olympie. Si l'on y a des adversaires, ils ne sont pas pour autant des ennemis. L'enseignant est le premier garant de cette loi. En plus, les enfants jouent le plus souvent par équipes à l'intérieur desquelles il faudra négocier, s'entendre, se comprendre pour réussir ensemble. Peu d'activités sont aussi socialement structurantes.Un enseignant me racontait que, après avoir fait rejouer la bataille de Marathon par ses élèves divisés en deux camps, les adversaires du jeu se sont serrés la main à la fin; ils se sont expliqués leur façon de jouer, ils ont écouté ensemble l'enseignant leur expliquer ce qui s'était vraiment passé et ils ont fini par jouer ensemble dans la cour de récréation. Et puis, n'oublie jamais que tu es un homme libre : si tu ne veux pas jouer à la guerre, rien ne t'oblige ... Il existe même des jeux où si tous les enfants ne s'aident pas pour réussir, alors personne ne gagne.
N : Je n'y avais pas pensé, cela semble astucieux. Mais tu ne peux nier que, quelque soit le jeu, ce sont les élèves les plus expansifs, voire les futurs sophistes qui gagnent, ou au moins qui mènent la danse.
S : Eh bien, non. Mais je te comprends, car tu n'as jamais assisté à cela : il se trouve que beaucoup d'élèves qui connaissent Homère sur le bout des doigts soient d'excécrables stratèges. Inversement, celui qui gache les ostraka en gravant d'ordinaire n'importe quoi dessus peut s'avérer le meilleur magistrat du monde. Et cela arrive très souvent.
N : Mais toutes les connaissances apprises par le moyen d'un jeu sont éclatées, en miettes et dans le désordre ! Alors que dans une leçon bien ordonnée ...
S : As-tu appris, toi le citoyen, ce qu'est la démocratie par une leçon bien ordonnée ? As-tu appris à monter à cheval en lisant Homère ? Inversement, quand tu as appris à lire avec les histoires d'Achille et d'Ulysse, savais-tu qu'il s'agissait d'une seule et même histoire universelle et non des petits contes épars comme tu le croyais tout petit ? Il faut que abandonnes l'idée que ce qui est hiérarchiquement présenté s'apprend de même. Dans les jeux utilisés par l'enseignant, les connaissances servent à agir parce qu'elles sont toutes en relation les unes avec les autres, et non séparées en leçons étanches.
N : Il est facile de vérifier si un élève connaît par coeur Homère. Mais comment vérifier ce qu'il a acquis par un jeu ?
S : Comme toute activité pédagogique, l'enseignant peut vérifier ce que les élèves ont appris avec un jeu ... et pas forcément en comptant les gagnants. Un perdant qui sait expliquer pourquoi il n'a pas gagné a compris l'essentiel. Il suffit aussi de leur demander, librement, ce qu'ils ont retenu avec ce jeu : les résultats sont souvent surprenants. Le jeu peut constituer aussi un entrainement avant la vérification des acquis par l'enseignant.
N : Et si un élève n'a pas envie de jouer ? Cela doit être fréquent chez les plus grand élèves, non ?
S : C'est déjà plus rare qu'un élève qui n'a pas envie de travailler ... Si ce type d'élève existe, il devrait lui être permis de ne pas jouer. L'enseignant peut même lui demander de servir d'assistant. C'est ce qui est conseillé si un élève gêne le bon déroulement du jeu par son comportement. Mais il arrive aussi qu'un élève réticent, voyant ses camarades jouer, décide de réintégrer la partie en cours. Chose surprenante : les filles ne sont pas les dernières à jouer les stratèges et à vouloir commander des troupes !
N: Surprenant, en effet. Mais jamais un jeu ne sera aussi complexe que la réalité, donc jamais un jeu ne sera fidèle.
S : Quel beau syllogisme ! Et il est exact. Il est impossible de reproduire la réalité dans toute sa complexité. C'est pourquoi l'enseignant doit choisir avec discernement ce qu'il veut faire apprendre aux enfants : si je veux reproduire les rivalités entre les cités grecques, je n'ai sûrement pas besoin de faire savoir qu'elles n'ont pas toutes le même type de gouvernement. Il me suffira de me concentrer sur leur diplomatie et leur valeur militaire.
N : Tout cela doit faire beaucoup de bruit !
S : Oui et il est possible d'en faire un élément du jeu. Les citoyens sont-ils silencieux et disciplinés à l'écclésia ? Faudraient-ils alors que les élèves qui y jouent le soient aussi ? Il faut alors prévoir ce qui ramènera le calme dans la classe après le jeu : une lecture, un compte-rendu écrit, ne serait-ce que leur demander ce qu'ils ont retenu. Et si le bruit te gêne, prévois donc un fonctionnement de jeu qui oblige au silence.
N : Mais tout cela est impossible avec un grand groupe d'élèves ! Et le maigre salaire de l'enseignant doit y passer, ainsi que tout son temps de loisir pour préparer de tels jeux ! Quand aura-t-il le temps de soigner son corps et de s'occuper de politique ?
S : Non. La plupart des jeux dont on m'a parlé sont utilisables avec plus de vingt élèves. Pense à la solution des équipes ! Le matériel n'est pas obligatoirement l'or et l'ivoire ! Peut-être même que les élèves peuvent apporter chacun un élément du jeu ? Et le matériel peut se réduire ... à néant. Vas-tu à l'écclésia avec autre chose que ta raison et tes passions ? Mais tu as raison sur un point : il faut soigneusement préparer le jeu prévu en classe et cela prend du temps. Il faut aussi passer du temps à le tester avant, sinon, en cas de mauvais fonctionnement, la déception des élèves sera grande et la colère de Zeus ne sera rien à côté !
N : Tu blasphèmes encore, Socrate ! Cela va t'attirer des ennuis ... Revenons à l'enseignant : quel est son rôle pendant le jeu ? Ne risque-t-il d'être constamment sollicité ? Il risque fort d'être exténué à la fin de sa journée !
S : Je ne peux répondre définitivement à ta question car tout dépend du jeu prévu. Ce qui est sûr, c'est que le rôle exact de l'enseignant pendant le jeu doit être préparé avec autant de précision que les règles elles-mêmes. Jouer en classe réclame de l'énergie, mais n'exagérons pas : cela n'est quand même pas comparable à une matinée passée au gymnase !
N : Et faut-il récompenser le vainqueur du jeu, comme nos athlètes aux jeux olympiques ou nos artistes aux jeux des Panathénées ?
S : La récompense n'est pas obligatoire, mais la reconnaissance du vainqueur l'est.
N : C'est à dire ?
S : Il faut clore le jeu symboliquement en annonçant à tous les élèves qui a gagné. C'est peu important pour l'enseignant mais ça l'est pour les élèves : cela permet de montrer que le jeu est fini et que l'on passe à autre chose.
N : Je dois admettre qu'encore une fois, tu as réponse à tout. Mais la tâche me semble impossible à mener à bien pour un maître ordinaire. Il faudrait inventer des machines qui le remplacent pour réussir à mener un jeu avec des élèves !
S : Il est vrai que se lancer dans un jeu qui simulerait la totalité de la démocratie athénienne n'est pas ce que je conseillerais à un débutant dans ce domaine. Mais il suffit de commencer par un simple jeu de questions-réponses pour "sentir" la manière dont les élèves réagissent et d'appréhender les premières règles de menée. Quant à tes fameuses machines, crois-moi, elles ne seront jamais inventées ! De toute façon, elles ne remplaceront jamais ce que tu ressens toi-même en jouant aux dés avec d'autres citoyens sur l'agora : la convivialité.
N : Je suis convaincu. Mais un enseignant aura-t-il autant de talent oratoire que toi pour convaincre d'autres enseignants, voire des parents en colère ? Ne risquent-ils pas finalement de tous venir se retourner contre toi en t'accusant de vouloir corrompre la jeunesse ?
S : J'ai plutôt le talent d'amener mes interlocuteurs à se convaincre tout seuls. Après tout, la philosophie, c'est d'abord du bon sens. Mais si ces enseignants n'ont pas mon talent, ils
auront un atout que je ne possède pas : l'expérience d'avoir tenté dans leur classe des jeux dont ils seront les premiers surpris de l'effet. Avec ce qu'ils auront vécu avec leurs élèves, ils ne
pourront être que persuasifs. Quant à moi, rassure-toi : ce n'est pas à plus de soixante-dix ans que des Athéniens vont venir m'accuser de corrompre la jeunesse !"